Je ne parle pas ici du « tri
sélectif » - horrible pléonasme – qu’on nous demande d’effectuer pour nos
ordures ménagères. Je veux parler du tri des papiers de famille qui seront les
archives de demain.
À la mort de mes parents, j’ai hérité
d’une tonne de papiers de toutes sortes. Mes parents ne jetaient jamais rien.
Ils amassaient, entassaient, empilaient les papiers, soigneusement, et quand il
y en avait trop, on les montait au grenier. Quand j’ai dû vider leur maison,
cela a été un déchirement. Je ne pouvais pas tout emporter dans mon petit
appartement dèjà bien rempli (car j’ai hérité de la même fâcheuse tendance à
tout garder).
Certaines personnes, au contraire,
jettent facilement et sans états d’âme les papiers dès qu’ils sont périmés ou
utilisés. Et puis, un jour, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont plus un document
important datant de plus de vingt ans. C’est ainsi qu’un collègue de mon père,
très gêné, est venu lui demander de lui prêter ses papiers. Il devait produire
un relevé de carrière à la caisse de retraite et n’avait rien gardé. Grâce aux
papiers de mon père (ils avaient fait une carrière similaire), il a pu
reconstituer toute sa carrière. Il était sauvé ! Mon père a eu le triomphe
modeste, néanmoins il n’a pas manqué de raconter cette histoire plusieurs fois
à la maison.
Alors, il faudrait tout garder ?
Comment savoir maintenant ce qui est important et ce qui ne l’est pas ?
Très subjectif, tout ça !
J’ai donc commencé, le cœur gros,
presque quatre ans après la disparition de mon père, à trier ses papiers. J’y
ai trouvé des incontournables, comme son livret militaire (que je n’avais
jamais vu), ses anciennes cartes d’identité, ses cartes d’électeur, sa carte
vermeille, etc. Les cartes d’identité sont précieuses. Elles ont l’avantage de
comporter les nom, prénoms, profession de l’interessé(e), sa signature et
surtout une photo, ce qui permet, si on possède plusieurs cartes d’identité, de
voir une personne aux différents âges de sa vie ! Les anciennes cartes
d’identité donnaient également le signalement physique complet (taille,
cheveux, moustache, yeux, nez, forme du visage, teint, et signes particuliers).
Elles montraient également les empreintes digitales des deux index.
J’ai trouvé d’autres choses
intéressantes, comme le brevet de mécanicien d’avion de l’armée de l’air de mon
père, obtenu en 1939 avec la note de 18/20, son certificat de présence au corps
en juin 1940 (rappelé à l’activité) dans le bataillon de l’air 153 de la 4ème
compagnie à Toulouse, son certificat de démobilisation en octobre 1940 avec
rappel de sa dernière affectation et un étonnant Certificat de moralité et
d’aptitude, décerné en 1941 par les Chantiers de la jeunesse, auxquels
étaient envoyés pendant la guerre les jeunes démobilisés. Mon père a fait
preuve de grandes qualités morales : idéal élevé, esprit
d’initiative bon, loyauté bonne-irréprochable, et de bonnes
aptitudes intellectuelles : intelligence grande, instruction
générale assez développée, diplômes CEP. En revanche, ses aptitudes
physiques ont été jugées médiocres : athlétisme faible, marche moyen,
résistance à la fatigue assez résistant. Ces qualificatifs
brossent bien, dans l’ensemble, le portrait de mon père, intelligent mais pas sportif, aimant la marche, sans forcer. Je lui ressemble.

Puis, sur un petit carnet offert par
l’Union, compagnie d’assurances sur la vie humaine, fondée en 1829, établie à
Paris 9, place Vendôme (dont la couverture est illustrée d’un dessin de la
colonne Vendôme et du bâtiment de l’Union) je déchiffre des notes manuscrites
de mon père, envoyé en Allemagne au titre du STO en 1943 : les adresses de
ses copains, éparpillés dans différentes villes du pays, et la date des lettres
qu’il écrivait à ma mère (ils venaient de se marier quand il a été envoyé en
Allemagne) à sa famille et à ses amis (il n’y avait pas de téléphone portable,
à l’époque !! alors on écrivait beaucoup) : c’était le seul moyen de
communication. En feuilletant ce petit carnet (vraiment petit), je retrouve
avec émotion le nom et l’adresse de l’usine dans laquelle il
travaillait : Wilhelm Sasse, Maschinen-Fabrik,
Berlin-Spandau, 9-11 Seebürgerstrasse. J’y découvre également le matricule d’un
grand-oncle fait prisonnier en Allemagne, ce qui me permettra peut-être de le
retrouver sur Mémoire des Hommes.
Mon père a gardé aussi les timbres de l’impôt
sur les vélocipèdes de 1944 à 1948. Malheureusement, le prix n’y figure
pas.
Je n’ai pas fini de dépouiller tous
mes papiers de famille, loin de là, mais je suis reconnaissante à mon père
d’avoir gardé tous ces papiers qui me permettront de reconstituer toute son
histoire, particulièrement au moment de la guerre. Il m’avait raconté bien des
fois ses souvenirs, mais j’avais écouté distraitement et je n’avais rien noté.
Il en sera de même avec les générations qui suivront la nôtre. Quand nous ne
serons plus là, nos descendants seront intéressés par ce que nous avons vécu
aujourd’hui. N’oublions pas de leur laisser des traces.