mercredi 31 mai 2017

Après la guerre. Vie quotidienne et coût de la vie dans la région parisienne en 1946

Pour mettre à jour quelques éléments en vue d’écrire l’histoire de ma famille, je me suis replongée dans ma petite enfance, juste après la guerre. Grâce aux livres de comptes, scrupuleusement tenus par mes parents, année après année de 1942 à la mort de mon père en 2011 (j’en ai déjà parlé dans mon billet du 3 septembre 2014 « Adieu à ma mère »), j’ai sous les yeux toute leur vie, leurs achats détaillés, et même les menus événements de notre famille (naissances, mariages et décès). Ces livres de compte sont un trésor.


A la naissance, j’étais en bonne santé, mais on m’a fait ondoyer pour plus de sécurité. De ce fait, je n’ai été baptisée qu’un an plus tard. En août 1945, quand je suis née, on n’avait pas vraiment le cœur à la fête. La guerre finissait tout juste et la France manquait encore de tout, ou presque.
J’ai donc été baptisée le 21 septembre 1946, jour de la Saint Mathieu, une grande fille de 13 mois qui parlait déjà, mais ne marchait pas, en l’église St Gervais-St Protais de Bry-sur-Marne, par le père Jean, capucin, ami de mes parents. Mon parrain a été Georges François (mon oncle maternel) et ma marraine Argentine Mouton (ma tante paternelle). Mes parents ont payé 20 francs pour faire sonner les cloches après le baptême et 100 francs pour Monsieur le Curé et ses œuvres. Pour l’occasion, ma mère avait acheté une glace d’un demi-litre pour 8 personnes, qui coûtait 135 francs. Les dragées pour le baptême (20 cornets) ont coûté 140 francs[1] soit environ 11 euros.
Le mois précédent, pour la première fois, mes parents et moi sommes partis en vacances, un séjour d’une semaine dans la famille, à Saint-Quentin, du 19 au 26 août. Les billets de train, aller et retour, ont coûté 1.000 francs (environ 77,83 €), plus 30 francs de billets de quai pour ceux qui étaient venus nous accompagner. Ma mère a acheté sur place deux Maroilles (ce fromage caractéristique de la région) pour 120 francs. Nous avons partagé les frais de nourriture avec la cousine Fernande qui nous recevait. Le lait : 18,90 F x 7 = 132,30 francs, et le pain : 13,20 F x 7 = 92,40 francs.
Mais revenons à la vie quotidienne. Au début de l’année 1946, il y avait encore des cartes de rationnement et des tickets pour se procurer certaines denrées. Ma mère avait découpé dans le journal « Le franc-tireur » ce qu’on pouvait obtenir en échange des tickets. Pour les TF (travailleurs de force) : 375g de pain (par semaine), ainsi que pour les J3 (femme allaitante ou avec un bébé). On recommandait aux mères un régime de « suralimentation d’allaitement », identique au régime conseillé pendant la grossesse. On pensait alors que la femme devait « manger pour deux ».
Il y avait aussi des allocations spéciales pour le bois de chauffage et pour le charbon destinées aux malades soignés à domicile et à certaines catégories vulnérables. Elles étaient réservées : 1) aux enfants nés après le 1er janvier 1940, 2) aux personnes nées avant le 1er avril 1876, 3) aux grands mutilés de guerre pensionnés à 100%. Pour les obtenir, il fallait se présenter à la mairie avant le 1er avril 1946 avec la carte d’alimentation, des pièces justificatives de l’âge, du domicile et des droits. La quantité attribuée était de : 1) 100 kilos pour les affections de la catégorie 1 (aiguës fébriles), d’une durée de 8 jours. 2) 200 kilos pour les mêmes affections d’une durée supérieure à 8 jours. Dans les cas très graves, ce bon pouvait être renouvelé.
Les personnes qui avaient reçu un bon d’attribution exceptionnelle de charbon pouvaient recevoir du bois à la place (100 kg de bois pour 25 kg de charbon). Les bons d’attribution exceptionnelle de bois n’ont été délivrés que jusqu’au 30 avril 1946, sur production d’un certificat médical.
Aux commerçants, on rappelait qu’en échange du coupon 3 de décembre ils devaient remettre aux catégories E, V, J2, J3 du cacao sucré, du chocolat ou des bouchées.
Les rations de février étaient : pour le pain, comme en janvier. Les farines simples et produits assimilés, à l’exclusion des farines panifiables, demeuraient en vente libre. La viande (pour toutes catégories de consommateurs) : 250 g par semaine dont 100 g. de viande congelée et 150 g. servis soit en charcuterie, soit en viande de boucherie.
A propos de viande, il y a eu à cette époque à Marseille un arrivage de 9.000 tonnes de zébu congelé. Le journal explique : « Toutes les grandes villes en recevront, ce sera un grand appoint de viande congelée pour les prochains mois. Qu’on se rassure, le zébu est du bœuf de Madagascar et sa viande est d’excellente qualité ». 
On pouvait également se procurer de la viande de cheval à raison de 100 g. par semaine.
Fromage (pour toutes les catégories) : 100 g pour le mois.
Matières grasses : pour le mois, entre 300 g et 750 g selon les catégories.
Sucre : pour le mois, entre 750 g et 1.250 g selon les catégories.
Pour la viande, le pain et les matières grasses, il y avait des rations supplémentaires pour les TF (travailleurs de force). Mon père, ouvrier, en faisait partie.
Les mois qui suivent, les restrictions se libèrent progressivement.
En avril, ma mère achète 2 litres de vin + 1 TF = 66 francs, 4 bières pour nourrice = 28 francs (on encourageait les mères à allaiter, et ma mère touchait chaque mois une « prime d’allaitement »). En mai, elle obtient également 2 boîtes de sardines (pour J3) à 51,60 francs et 2 boîtes de thon (J3) pour 102 francs. 400 g d’huile (2 rations) coûtent 32,40 francs et 250 g de chicorée (2 rations) coûtent 10,20 francs. Le café était encore rare (250 gr. de café pur pour 27,70 francs). Mais ma mère achète un succédané de café à 12 francs (je ne sais pas quelle quantité). Le beurre aussi est très rare. 500 g de beurre coûtent 75 francs (5,8 €). Pour mémoire, le beurre coûte aujourd’hui autour de 3,0 € les 500g. Ma mère achète 300 g de margarine pour 23 francs, un morceau de lard pour 135 francs et 400 g de saindoux à 24 francs. Avec des bons J3 et E (enfant), ma mère achète 1 kg de confiture pour 69,60 francs et 500 g de chocolat (E=125g et J3=375g) pour 48 francs.
En juin, ma mère obtient ¼ de litre de rhum (pour J3) à 51,30 francs. Elle précise qu’elle a pu acheter deux œufs sans tickets.
Avec les beaux jours, les achats se diversifient : un petit lapin (190 francs), soit 14,8 €, 12 kg de pommes de terre (194 francs), 250 g de cerises (18,75 francs), 500 g d’asperges (24 francs), 2 kg de carottes (35 francs), 1 kg de petits pois (25 francs), 1 botte d’oignons (10 francs), 1 botte de cresson (6 francs), 2 kg de pêches au marché (112 francs), 500 g de haricots verts (22,50 francs) etc.
Les boissons : 1 litre de vin coûte 26 francs, 1 bouteille d’eau de Vichy coûte 8,50 francs, 1 bière 8,30 francs. Les verres sont « consignés » 6 francs, qu’on vous rembourse quand vous les rapportez.
Le « canard enchaîné » coûtait 3 francs (0,23 €). Il coûte aujourd’hui 1,20 €. Outre ce journal, mon père lisait Sciences et vie (20 francs) et ma mère « Mode du jour » (4 francs) et « Modes et Travaux » (20 francs).
Mon père fumait des cigarettes « élégante » à 25 francs, et des « Gauloise » à 20 francs.
On achetait les médicaments à l’unité (oui !) : 6 suppositoires à 4 francs= 24 francs. Chez le dentiste, une extraction et deux plombages coûtaient 420 francs.
Une coupe de cheveux (homme) coûtait 20 francs.
Un carnet d’autobus coûtait 20 francs (1,56 €)
Dans beaucoup d’appartements et de maisons, il n’y avait pas de salle de bain. On allait aux « bains-douches ». L’entrée coûtait 5 francs.
La quittance de gaz (76 m3) coûte 280 francs, pour (82 m3) elle coûte 390 francs. L’électricité coûte 350 francs (je ne sais pas quelle quantité).

A partir de septembre 1946, ma mère semble varier davantage ses menus (langue de veau, saucisse de Toulouse, harengs frais, jambon, épaule de mouton, pâté, fromage de chèvre, cervelle de mouton, entrecôte, bœuf bourguignon, échine de porc, etc.). Elle achète dorénavant des baguettes (2 pour 12,80 francs), au lieu du pain ordinaire. Elle se rend au « goûter des mères » organisé par la municipalité, où elle rencontre d’autres mamans, qui coûte 5 francs.
La vie commence à reprendre un cours normal.




[1] 1 Franc de 1946 = 0,07783 € (d’après les tableaux de l’INSEE réactualisés en corrigeant les effets de l’inflation)