jeudi 11 février 2016

Le rêve américain (2)

L’année 1906 est catastrophique pour la conserverie A. Granday & Co. En janvier 1907, Louis Mouton, son directeur, écrit en France à sa belle-sœur Anna : « Nous avons perdu trois bateaux : trois goélettes magnifiques valant environ 25 000 Fr. chacune et pas un sou d’assurance. La dernière naufragée au mois de novembre était chargée de 150 tortues. Georges était à bord et nous l’avons cru perdu, il nous est rentré après 8 jours ayant tout perdu revenant avec un pantalon et une chemise qu’on lui avait donnés ». Pourtant, Louis reste optimiste : « Enfin aujourd’hui tout est passé tout est remis j’ai acheté un nouveau bateau et le travail recommence de plus belle ».

Un bateau comme ceux de Louis Mouton, le Schooner A.M. Adams
photo by Dale Mc Donald, sur le site The History and Archaelogy of the
Key West Turtle Fishing Industry, by Corey Malcom 

Il aimerait faire venir à Key West son frère aîné Léon et sa femme Anna. Il leur écrit : « Depuis plusieurs mois je pense beaucoup à vous, pourquoi ne viendriez-vous pas ici, peut-être n’y amasseriez-vous pas une fortune mais vous y vivriez plus aisément qu’en France et surtout d’une manière beaucoup plus indépendante ». Louis est fier de sa réussite et explique toutes ses activités. En plus de la conserverie, une fabrique de glace vient d’être créée à Key West : Consumers’ Ice and Cold Storage Co. Il en est un des principaux actionnaires, directeur et trésorier. L’usine fabrique 25 tonnes de glace par jour et il y a en plus des chambres froides pour la conservation des viandes, œufs, bière, etc. La machinerie développe 225 chevaux vapeur et ils ont aussi 7 chevaux à l’écurie pour la livraison de la glace en ville.

L’hiver, bien sûr, on vend moins de glace. C’est la morte saison. Louis a donc renvoyé le comptable pour faire des économies. Il tient les livres lui-même. Il écrit : « Je suis souvent obligé de passer une partie des nuits sur les livres après ma journée ; je me donne beaucoup de mal mais j’espère un succès. Comme directeur, je suis le seul responsable et le maître de toute chose. J’ai un salaire de 1 000 Fr. par mois. D’un autre côté, la tortue a repris son cours et marche à merveille. Charles, Georges et Georgina font marcher la maison et j’y veille autant que je le puis. Ils ont 3 ouvriers avec eux et tous travaillent beaucoup et se donne(nt) beaucoup de peine. Si nous n’avions pas eu d’aussi terribles pertes tout irait pour le mieux. Enfin, nous nous relèverons ».

« J’en reviens donc à ma proposition : pourquoi ne viendriez-vous pas ici ? Qu’espérez-vous en France vous voyez qu’il y aurait de quoi vous occuper : Anna comme couturière ferait de l’argent, j’occuperais Léon et vos enfants pourraient je pense faire mieux ici qu’en France. Enfin pensez-y rien ne presse réfléchissez bien et demandez-moi tous les renseignements qui pourraient vous aider dans votre décision. (…) Je me hâte de vous embrasser tous quatre pour nous trois et pour Georges qui n’est toujours pas fort[1] et m’alarme un peu. Mr. Granday vit maintenant au Mexique[2] et ne fait plus que quelques courtes apparitions à Key West. A tous nos meilleurs embrassements. Louis Mouton ».

Pour ceux qui me connaissent, j’ai repris cette tradition familiale : comme Louis, j'écris une lettre annuelle dans laquelle je récapitule les faits marquants de l’année écoulée.

En février 1908, Georgina écrit à sa belle-sœur : « Ma chère Anna, Comment allez-vous tous ? Dans votre dernière lettre vous ne nous parlez pas beaucoup du petit Alfred. Nous espérons qu’il est mieux et que les beaux jours du printemps le remettront tout à fait. André doit être bien grand. Leona se le rappelle mieux que de l’autre petit cousin comme elle dit. Il doit faire bien froid là-bas ; ici nous avons deux jours d’hiver et trois d’été ; c’est vraiment bon d’habiter l’hiver sous un climat semblable. Notre pauvre frère doit avoir bien froid à travailler le plâtre ! Ici Louis bâtit aussi mais est favorisé par un temps magnifique ». (…)
« Depuis ma dernière lettre nous avons perdu un bateau au Mexique ; il s’appelait le « Leona », le même nom que la petite, c’est notre oncle qui l’avait baptisé. Nous avons été encore bien contrariés mais aujourd’hui c’est un peu éloigné et nous avons repris courage. Nous avons la santé c’est tout ce que nous pouvons désirer ».

Ensuite, elle demande à Anna, si elle a expédié les chemises qu’elle lui avait commandées. Georgina lui promet que, dès qu’elle les aura reçues, elle lui enverra de l’argent pour une nouvelle commande. « Je vous prierai d’en faire trois nouvelles cela sera répété souvent si vous voulez bien être assez bonne pour continuer la confection. Les premières sont presque usées. Il faut laver beaucoup ici à cause de la sueur ; cela use énormément ».

A la fin de l’année, en décembre 1908, Louis Mouton envoie ses vœux à son frère Léon et à sa belle-sœur Anna.


« Que devenez-vous dans notre vieux pays de France ? Vous êtes sans doute gelés de froid. Moi je vous écris avec les fenêtres de mon bureau grandes ouvertes sans gilet ni paletot seulement une de ces bonnes chemises d’Anna. Devant moi, à dix mètres de ma fenêtre, les eaux bleues du port et le point terminal de notre prochain chemin de fer ». Il explique avec enthousiasme à son frère que ce chemin de fer devra parcourir 200 km au milieu de l’océan d’île en île[3] avec parfois de si grands espaces qu’on n’aperçoit plus aucune terre et que l’on se demande si l’on est en chemin de fer ou en bateau. Il conclut : « Que pensez-vous de cela ? N’avez-vous pas envie de venir voir ce chemin de fer ? ».

Louis ne verra jamais la réalisation de ce chemin de fer. C’est la dernière lettre de lui que je possède. C’est même positivement miraculeux qu’elle soit parvenue jusqu’à moi. Je n’ai pas la réponse à cette lettre. Mon arrière-grand-père Léon, autant que je sache par les récits de mon père, était plutôt un homme de la campagne, attaché à son village et aimant faire son jardin. Il ne voyageait jamais et n’avait aucun goût pour l’aventure. Sa femme encore moins ! Qu’auraient-ils fait à Key West ?


Debout à gauche, mon arrière-grand-père Léon, à droite mon grand-père André,
assise à gauche, mon arrière-grand-mère Anna, tenant mon père dans les bras,
assise à droite, ma grand-mère Henriette tenant ma tante dans ses bras (des jumeaux).
(collection personnelle)

Mon arrière-grand-mère, devenue veuve, s’est installée dans un petit logement près de chez nous, au Perreux sur Marne. Elle venait me voir chaque jour, quand j’étais bébé, pour jouer avec moi. Je n’avais que cinq ans quand nous avons déménagé pour aller vivre à Paris. « Grand-mère Nana », comme je l’appelais, en a éprouvé un vif chagrin. Je ne me souviens pas beaucoup d’elle, mais mes parents m’en ont parlé si souvent que j’ai l’impression de bien la connaître. C’était une femme de tête, originale, qui savait ce qu’elle voulait et qui dirigeait son ménage. Elle n’a pas voulu partir à Key West, apprendre l’anglais, changer de vie.   

Mais fermons la parenthèse et revenons à Key West. En octobre 1909, brusquement, Louis Mouton, 37 ans, meurt. Est-ce une crise cardiaque ? Un « burn-out » ? Les lettres de Georgina à sa belle-sœur Anna ne le disent pas. Il semble pourtant que Louis ait été « malade » pendant un court moment. La tuberculose, peut-être, comme son neveu Georges ? Le décès de Louis est un désastre pour l’entreprise (et pour la famille). En 1910, la conserverie est vendue à Norbert Thompson. Georgina hérite d’une somme coquette. Elle se met en tête de marier sa fille à un millionnaire. Charles et sa femme Juliette, qui se fait appeler « Julia », continuent à travailler à la conserverie sous les ordres d’un nouveau patron. Les deux belles-sœurs se détestent et se disputent au sujet de l’héritage. Georgina se prend pour une femme d’affaires, mais va se faire duper par un avocat entre les mains duquel elle a placé sa fortune.

L’histoire s’arrête là pour le pauvre Louis Mouton. Il est enterré dans le cimetière catholique de Key West, où sa femme l’a rejoint des années plus tard, le 29 janvier 1926.

Mais que sont devenus les autres membres de la famille ? Léona a-t-elle épousé un millionnaire ? Charles Jr. est-il resté à Key West avec son père et sa mère ? Qu’est devenue la compagnie A. Granday & Co. ? J’ai encore bien mystères à éclaircir et à vous faire découvrir !




[1] En effet, il est mort de la tuberculose le 7 juillet 1907, à l’âge de 23 ans. Il est enterré dans le cimetière catholique de Key West. D’après une notice nécrologique, c’était un jeune homme énergique, directeur de la compagnie « Consumers’ Ice and Cold Storage » dans laquelle il possédait un paquet d’actions. De santé délicate, il n’avait été sérieusement malade que les sept ou huit derniers mois. Il est mort chez son beau-frère, Mr. Louis Mouton, Elizabeth Street, à Key West, Monroe County, Florida.
[2] C’est là-bas qu’il me faudra chercher sa trace, en particulier son acte de décès que je n’ai pu trouver nulle part.
[3] Les « Keys » comme Key West sont des îles situées à la pointe de la presqu’île de la Floride.

1 commentaire:

  1. Salutations, Nicole. Je vous écris à partir de Key West. J'ai plus l'histoire sur les Granday et Mouton familles. J'aimerais correspondre avec vous et l'échange d'informations. Veuillez envoyer un email à Cmalcom@melfisher.org. Meilleures salutations, Corey

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