Pour mettre
à jour quelques éléments en vue d’écrire l’histoire de ma famille, je me suis
replongée dans ma petite enfance, juste après la guerre. Grâce aux livres de
comptes, scrupuleusement tenus par mes parents, année après année de 1942 à la
mort de mon père en 2011 (j’en ai déjà parlé dans mon billet du 3 septembre
2014 « Adieu à ma mère »), j’ai sous les yeux toute leur vie, leurs
achats détaillés, et même les menus événements de notre famille (naissances,
mariages et décès). Ces livres de compte sont un trésor.
A la
naissance, j’étais en bonne santé, mais on m’a fait ondoyer pour plus de
sécurité. De ce fait, je n’ai été baptisée qu’un an plus tard. En août 1945, quand
je suis née, on n’avait pas vraiment le cœur à la fête. La guerre finissait
tout juste et la France manquait encore de tout, ou presque.
J’ai donc
été baptisée le 21 septembre 1946, jour de la Saint Mathieu, une grande fille
de 13 mois qui parlait déjà, mais ne marchait pas, en l’église St Gervais-St
Protais de Bry-sur-Marne, par le père Jean, capucin, ami de mes parents. Mon
parrain a été Georges François (mon oncle maternel) et ma marraine Argentine
Mouton (ma tante paternelle). Mes parents ont payé 20 francs pour faire sonner
les cloches après le baptême et 100 francs pour Monsieur le Curé et ses œuvres.
Pour l’occasion, ma mère avait acheté une glace d’un demi-litre pour 8
personnes, qui coûtait 135 francs. Les dragées pour le baptême (20 cornets) ont
coûté 140 francs[1]
soit environ 11 euros.
Le mois
précédent, pour la première fois, mes parents et moi sommes partis en vacances,
un séjour d’une semaine dans la famille, à Saint-Quentin, du 19 au 26 août. Les
billets de train, aller et retour, ont coûté 1.000 francs (environ 77,83 €), plus
30 francs de billets de quai pour ceux qui étaient venus nous accompagner. Ma
mère a acheté sur place deux Maroilles (ce fromage caractéristique de la
région) pour 120 francs. Nous avons partagé les frais de nourriture avec la
cousine Fernande qui nous recevait. Le lait : 18,90 F x 7 = 132,30 francs,
et le pain : 13,20 F x 7 = 92,40 francs.
Mais
revenons à la vie quotidienne. Au début de l’année 1946, il y avait encore des
cartes de rationnement et des tickets pour se procurer certaines denrées. Ma
mère avait découpé dans le journal « Le franc-tireur » ce qu’on
pouvait obtenir en échange des tickets. Pour les TF (travailleurs de
force) : 375g de pain (par semaine), ainsi que pour les J3 (femme
allaitante ou avec un bébé). On recommandait aux mères un régime de
« suralimentation d’allaitement », identique au régime conseillé
pendant la grossesse. On pensait alors que la femme devait « manger pour
deux ».
Il y avait
aussi des allocations spéciales pour le bois de chauffage et pour le charbon
destinées aux malades soignés à domicile et à certaines catégories vulnérables.
Elles étaient réservées : 1) aux enfants nés après le 1er
janvier 1940, 2) aux personnes nées avant le 1er avril 1876, 3) aux
grands mutilés de guerre pensionnés à 100%. Pour les obtenir, il fallait se
présenter à la mairie avant le 1er avril 1946 avec la carte
d’alimentation, des pièces justificatives de l’âge, du domicile et des droits. La
quantité attribuée était de : 1) 100 kilos pour les affections de la
catégorie 1 (aiguës fébriles), d’une durée de 8 jours. 2) 200 kilos pour les
mêmes affections d’une durée supérieure à 8 jours. Dans les cas très graves, ce
bon pouvait être renouvelé.
Les personnes
qui avaient reçu un bon d’attribution exceptionnelle de charbon pouvaient
recevoir du bois à la place (100 kg de bois pour 25 kg de charbon). Les bons
d’attribution exceptionnelle de bois n’ont été délivrés que jusqu’au 30 avril
1946, sur production d’un certificat médical.
Aux
commerçants, on rappelait qu’en échange du coupon 3 de décembre ils devaient
remettre aux catégories E, V, J2, J3 du cacao sucré, du chocolat ou des
bouchées.
Les rations
de février étaient : pour le pain, comme en janvier. Les farines simples
et produits assimilés, à l’exclusion des farines panifiables, demeuraient en
vente libre. La viande (pour toutes catégories de consommateurs) :
250 g par semaine dont 100 g. de viande congelée et 150 g. servis soit en
charcuterie, soit en viande de boucherie.
A propos de
viande, il y a eu à cette époque à Marseille un arrivage de 9.000 tonnes de zébu
congelé. Le journal explique : « Toutes les grandes villes en
recevront, ce sera un grand appoint de viande congelée pour les prochains mois.
Qu’on se rassure, le zébu est du bœuf de Madagascar et sa viande est
d’excellente qualité ».
On pouvait
également se procurer de la viande de cheval à raison de 100 g. par semaine.
Fromage
(pour toutes les catégories) : 100 g pour le mois.
Matières
grasses : pour le mois, entre 300 g et 750 g selon les catégories.
Sucre :
pour le mois, entre 750 g et 1.250 g selon les catégories.
Pour la
viande, le pain et les matières grasses, il y avait des rations supplémentaires
pour les TF (travailleurs de force). Mon père, ouvrier, en faisait partie.
Les mois qui
suivent, les restrictions se libèrent progressivement.
En avril, ma
mère achète 2 litres de vin + 1 TF = 66 francs, 4 bières pour nourrice = 28
francs (on encourageait les mères à allaiter, et ma mère touchait chaque mois
une « prime d’allaitement »). En mai, elle obtient également 2 boîtes
de sardines (pour J3) à 51,60 francs et 2 boîtes de thon (J3) pour 102 francs.
400 g d’huile (2 rations) coûtent 32,40 francs et 250 g de chicorée (2 rations)
coûtent 10,20 francs. Le café était encore rare (250 gr. de café pur pour 27,70
francs). Mais ma mère achète un succédané de café à 12 francs (je ne sais pas
quelle quantité). Le beurre aussi est très rare. 500 g de beurre coûtent 75
francs (5,8 €). Pour mémoire, le beurre coûte aujourd’hui autour de 3,0 € les
500g. Ma mère achète 300 g de margarine pour 23 francs, un morceau de lard pour
135 francs et 400 g de saindoux à 24 francs. Avec des bons J3 et E (enfant), ma
mère achète 1 kg de confiture pour 69,60 francs et 500 g de chocolat (E=125g et
J3=375g) pour 48 francs.
En juin, ma
mère obtient ¼ de litre de rhum (pour J3) à 51,30 francs. Elle précise qu’elle
a pu acheter deux œufs sans tickets.
Avec les
beaux jours, les achats se diversifient : un petit lapin (190 francs),
soit 14,8 €, 12 kg de pommes de terre (194 francs), 250 g de cerises (18,75
francs), 500 g d’asperges (24 francs), 2 kg de carottes (35 francs), 1 kg de
petits pois (25 francs), 1 botte d’oignons (10 francs), 1 botte de cresson (6
francs), 2 kg de pêches au marché (112 francs), 500 g de haricots verts (22,50
francs) etc.
Les
boissons : 1 litre de vin coûte 26 francs, 1 bouteille d’eau de Vichy
coûte 8,50 francs, 1 bière 8,30 francs. Les verres sont « consignés »
6 francs, qu’on vous rembourse quand vous les rapportez.
Le
« canard enchaîné » coûtait 3 francs (0,23 €). Il coûte aujourd’hui
1,20 €. Outre ce journal, mon père lisait Sciences et vie (20 francs) et ma
mère « Mode du jour » (4 francs) et « Modes et Travaux »
(20 francs).
Mon père
fumait des cigarettes « élégante » à 25 francs, et des
« Gauloise » à 20 francs.
On achetait
les médicaments à l’unité (oui !) : 6 suppositoires à 4 francs= 24
francs. Chez le dentiste, une extraction et deux plombages coûtaient 420
francs.
Une coupe de
cheveux (homme) coûtait 20 francs.
Un carnet
d’autobus coûtait 20 francs (1,56 €)
Dans
beaucoup d’appartements et de maisons, il n’y avait pas de salle de bain. On allait
aux « bains-douches ». L’entrée coûtait 5 francs.
La quittance
de gaz (76 m3) coûte 280 francs, pour (82 m3) elle coûte
390 francs. L’électricité coûte 350 francs (je ne sais pas quelle quantité).
A partir de
septembre 1946, ma mère semble varier davantage ses menus (langue de veau,
saucisse de Toulouse, harengs frais, jambon, épaule de mouton, pâté, fromage de
chèvre, cervelle de mouton, entrecôte, bœuf bourguignon, échine de porc, etc.).
Elle achète dorénavant des baguettes (2 pour 12,80 francs), au lieu du pain
ordinaire. Elle se rend au « goûter des mères » organisé par la
municipalité, où elle rencontre d’autres mamans, qui coûte 5 francs.
La vie commence
à reprendre un cours normal.
[1] 1 Franc
de 1946 = 0,07783 € (d’après les tableaux de l’INSEE réactualisés en corrigeant
les effets de l’inflation)