jeudi 25 février 2016

La tortue en soupe et dans les contes au Japon

Certains de mes amis écologistes ont été choqués par l’histoire de mes ancêtres partis aux Etats-Unis pour fabriquer de la soupe à la tortue. Heureusement, d’autres amis, gastronomes, ont compris que la chair de la tortue était un mets délicat. Mon ancêtre Armand Granday, après avoir fait son apprentissage dans les cuisines du château de Bois Boudran à Fontenailles (Seine et Marne), dans les années 1855-56,  a dû chercher un emploi de cuisinier, mais je perds sa trace pendant une bonne vingtaine d’années.

Je le retrouve en 1885, chef réputé, faisant des allers et retours en bateau (dans le salon des VIP) entre son village de Verneuil-l’Etang et New York, avant de s’installer à Key West et d’y créer sa conserverie de soupe à la tortue. Ce mets délicat était déjà connu et apprécié des Anglais depuis longtemps. Un poème vantait même les délices de cette soupe :

"Land of green turtle, thy very name 
Sets the longing alderman aflame”.

Pays de la tortue verte, ton seul nom
Fait brûler d’envie l’échevin (le magistrat).

Un mets de luxe, donc. Dans sa chronique « Histoire et gastronomie » sur Canal Académie[1], Jean Vitaux retrace l’histoire de la soupe à la tortue en Angleterre. Elle aurait été servie pour la première fois à Londres en 1711. C’est un dominicain gastronome – et cette congrégation en compte beaucoup (c’est moi qui le souligne) – le père Labat, qui a rapporté en 1742 des recettes à base de tortue et au XVIIIe siècle, la soupe à la tortue est devenue un classique de la cuisine anglaise.

Au XIXe siècle, la soupe à la tortue resta en vogue en Angleterre. En 1800, un tavernier londonien, Georges Painter, créa « The Ship and Turtle Tavern » où l’on pouvait manger tout un repas uniquement à base de tortue. Ce restaurant était très prisé de la clientèle aristocratique et Georges Painter fit fortune en vendant le potage de tortue au prix d’une guinée le litre, une belle somme pour l’époque.

Or, la femme d’Armand Granday, Charlotte Beaton, était anglaise. Même si le couple s’est séparé assez vite (je ne sais pas exactement à quelle date), il est possible qu’Armand Granday ait eu connaissance de la recette de la soupe à la tortue à l’anglaise par sa femme. Grâce à elle aussi, je suppose, il a appris l’anglais. Il a peut-être même séjourné en Angleterre ? La voie était alors toute tracée pour qu’il aille tenter fortune aux Etats-Unis.

Au Japon, on consomme aussi de la soupe à la tortue. Il s’agit de « suppon » une petite tortue carnivore à carapace molle. Cette soupe est considérée par les Japonais comme un mets de choix, qu’on sert dans quelques rares restaurants de luxe spécialisés. Elle aurait des vertus exceptionnelles pour la santé. Il existe aussi, comme en Angleterre, des établissements dans lesquels on peut faire un repas entier à base de tortue. J’ai  souvent remarqué des ressemblances entre ces deux pays insulaires. La soupe à la tortue en est une de plus.

Pourtant, paradoxalement, les Japonais ont une tendresse particulière pour les grosses tortues marines, symboles de longue vie et de sagesse. Pour illustrer le rôle symbolique de la tortue dans l’imaginaire des Japonais, je vais vous raconter l’histoire d’Urashima Tarô. Il s’agit d’un conte pour enfants très ancien dont l’origine est incertaine (peut-être venu de Chine).

Il était une fois, dans un petit village de pêcheurs, un homme nommé Urashima. Chaque jour, lorsque le temps le permettait, il partait à la pêche, dans son modeste bateau de bois. Il était encore célibataire et vivait avec sa mère, qui était veuve. Son père avait péri en mer quelques années plus tôt, lors d’une grosse tempête. Urashima était un jeune homme tranquille, attaché à son village, où tout le monde le connaissait bien. Il aimait jouer avec son chien sur la plage, et n’oubliait jamais de mettre de côté quelques sardines ou des entrailles de poisson pour son chat.
Assis sur la plage, à côté de son bateau tiré au sec, il ravaudait ses filets. Il n’avait rien pris depuis plusieurs jours et se préparait à repartir en mer. Le lendemain, à 4h du matin, il partit, seul, comme d’habitude. Il tirait ses filets depuis deux heures et n’avait pas pris beaucoup de poisson, quand soudain il sentit un poids inhabituel. Surpris, il remonta ses filets. Une énorme tortue marine s’était fait prendre. Il eut pitié de la pauvre bête. Pourtant, des gens, au village, disaient que la chair de tortue marine était délicieuse. Et dans certaines régions du pays, on fabriquait une soupe à la tortue réputée pleine de vertus pour la santé. Il en aurait tiré un bon prix. Mais notre pêcheur était bouddhiste et aimait les animaux. Urashima faisait juste une exception pour les petits poissons. Il fallait bien qu’il gagne sa vie !
Avec d’infinies précautions, pour ne pas lui faire mal, il dégagea doucement les filets emmêlés autour des pattes de la tortue et la remit à la mer. Puis il revint chez lui avec sa maigre pêche et raconta son étrange aventure à sa mère.
Le lendemain, comme ses filets étaient à nouveau déchirés à cause de la tortue, il s’installa comme à son habitude sur la plage, à côté de son bateau, pour ravauder ses filets. Le soleil était chaud, le ciel tout bleu.
Soudain, il vit une forme étrange qui émergeait de l’eau. Il se leva et fit quelques pas sur la plage en direction de la mer. A quelques mètres de l’eau, une grosse tortue verte marchait lentement vers lui. Il la reconnut immédiatement. C’était bien celle qu’il avait dégagée de ses filets et remise à l’eau.
Elle lui dit :
- Je voulais te remercier de m’avoir sauvé la vie. Monte sur mon dos. Je t’emmène dans mon palais. Je suis la fille du roi Dragon Ryûjin.

Urashima Tarô sur sa tortue
Sanctuaire Urashima-jinja à Kyoto
Wikimedia Commons

Urashima, sans se poser de question, obéit et s’assit sur le dos de la tortue, qui s’enfonça avec lui en nageant sous la mer. Arrivée dans son magnifique palais sous-marin, la tortue se métamorphosa en une belle princesse. Elle fit à Urashima tous les honneurs de son palais. On leur servit un festin avec une multitude de plats tels qu’il n’en avait jamais mangé d’aussi délicieux. On lui donna des appartements luxueux et il s’endormit comme dans un rêve.
Le lendemain, le palais bruissait de préparatifs comme pour une noce. La princesse Otohime conduisit Urashima à son père et Urashima, d’habitude si timide, osa lui demander la main de sa fille. Les fêtes durèrent plusieurs jours. Urashima vécut heureux avec la princesse, son épouse.
Elle lui avait juste demandé de ne jamais ouvrir la magnifique boîte noire laquée qui se trouvait dans le grand hall. Urashima avait promis.
Les jours et les années passèrent. Urashima avait tout ce qu’il pouvait désirer, y compris l’amour de la princesse. Pourtant, il se demandait ce que pouvait bien contenir cette fameuse boîte laquée à laquelle la princesse tenait tant. De l'or ? De l’argent ? Des pierres précieuses ? Il repensa à sa mère, qui devait se lamenter de son absence. Sans personne pour s’occuper d’elle, qu’allait-elle devenir ? Si seulement il pouvait lui rapporter un peu d’argent… Il éprouva soudain la nostalgie de son village et l’envie de revoir sa mère.
La princesse s’étant absentée, il eut envie d’ouvrir la boîte. Pourtant, il hésita. La princesse l’avait comblé. Il lui devait tout. Il n’avait qu’à lui demander un peu d’argent pour sa mère. Elle lui en donnerait sans difficulté. Mais c’était gênant de mendier de la sorte. Il aurait eu l’air de s’ennuyer avec la princesse. Au contraire, s’il prenait juste un peu d’or dans la cassette, elle ne s’en apercevrait même pas…
Il ouvrit la boîte. Aussitôt, en sortit une épaisse fumée et Urashima Tarô devint instantanément un vieillard chenu. La princesse apparut et lui dit :
- Tu as trahi ma confiance. Tu m’avais promis de ne jamais ouvrir cette boîte.
- Mais… mais… je voulais seulement… balbutia Urashima.
- Tu voulais revoir ta mère et ton village ? Vas-y ! Je te chasse de mon palais. Cette boîte que tu as ouverte contenait toutes les années que tu as vécues auprès de moi...
La princesse se transforma en tortue et le ramena sur la plage près du village, puis elle disparut à nouveau dans les eaux profondes.

Urashima chassé du palais
dessin de Yoshitoshi Tsukioka, 1886, Okami Wiki

Urashima se dirigea vers sa maison. Elle était en ruines. Il monta vers le centre du village et demanda aux gens qu’il rencontrait des nouvelles de sa mère. Personne ne la connaissait. Il chercha ses voisins, ses amis. Il n’y avait plus personne.
Finalement, il rencontra un vieil homme qui lui dit :
- J’ai entendu raconter par mon arrière-grand-père qu’un pêcheur avait disparu du village il y a fort longtemps. Oui, cela fait bien 100 ans que ce Urashima a disparu. On a retrouvé son bateau, mais on n’a jamais retrouvé son corps ! Allons! Je dis des bêtises ! Cela ne peut pas être vous ! Vous êtes un imposteur ! Allez vous en ! Partez d’ici ! 
Urashima s’éloigna d’un pas lent vers la mer. En pensant à la princesse Otohime, qu’il aimait tant, il s’assit dans le sable et versa des larmes, longuement, inconsolable.
  
La deuxième histoire est la fable « Le lièvre et la tortue » telle qu’on la raconte au Japon – adaptée à la société japonaise.

Elle commence de la même manière, mais la morale n’est pas la même. Au départ, un pari entre le lièvre, vantard, et la tortue, dont la réputation de lenteur n’est plus à faire,  mais qui démontre d’autres qualités, très prisées au Japon. La tortue, donc, suant et soufflant, se hâte avec lenteur vers le but fixé, tandis que le lièvre, méprisant, « s’amuse à tout autre chose, broute et se repose ». Quand il voit que la tortue touche presque au but, il s’élance, mais trop tard ! La tortue est arrivée la première. Et elle n’a même pas l’air si fatiguée que ça !
On découvre alors, et c’est la morale de l’histoire, qu’elle avait posté une dizaine de ses amies, cachées à intervalles réguliers derrière les bosquets tout le long du chemin, et qu’elles avaient fait une course de relais. Cette morale à la japonaise est un hymne au travail en équipe et à la coopération, à l'opposé de l’individualisme français. 
Mais je me suis égarée bien loin de Key West. J’y reviendrai dans un prochain billet, car j’ai fait de nouvelles découvertes sur mes ancêtres.




[1]http://www.canalacademie.com/ida5243-Vraie-soupe-a-la-tortue-ou-faux-potage-tete-de-veau.html?var_recherche=soupe%20a%20la%20tortue

jeudi 18 février 2016

Le chemin de fer de Key West

Dans sa dernière lettre, Louis Mouton parlait avec enthousiasme du projet de chemin de fer, qui devait relier d’île en île Key West à la Floride. Un projet pharaonique, pour l’époque, sur 200 km au milieu de l’océan. Mon aïeul Louis n’a pas eu la chance, hélas, de voir la réalisation de ce projet. Mais sa femme Georgina et son frère Charles ont dû être témoins de cette avancée technologique. Alors, j’ai cherché dans les archives pour vous raconter l’histoire de ce chemin de fer.

Le « Florida East Coast Railway » (FECR) est né de l’idée de Henry M. Flagler, à l’origine un ingénieur spécialisé dans les hydrocarbures. Flagler avait créé en 1868 avec John Rockefeller et Samuel Andrews la raffinerie Rockefeller, Andrews et Flagler Oil, qui allait devenir la société par actions Standard Oil. Vers 1877, la Standard Oil était considérée comme la plus grosse et la plus riche compagnie industrielle du monde.

Mais en Floride, le développement économique était lent. En 1878, la ville de St. Augustine, la plus vieille cité du pays, avait un grand potentiel mais personne pour l’exploiter. Lors d’un voyage privé dans cette ville, Flagler, la trouvant charmante, décide d’en faire son prochain projet d’entreprise. En 1885, il abandonne son poste à la Standard Oil de New York et revient à St. Augustine pour s’occuper de régler ce qui constituait, selon lui, les deux principaux problèmes : les hôtels et les transports. Il fait construire l’hôtel Ponce De Leon, puis décide de créer des chemins de fer. Ainsi commence l’histoire du Chemin de fer de la Côte Est de Floride (FECR)[1].

En 1895, Flagler rachète les lignes de Jacksonville, St. Augustine, Halifax et Indian River, puis fonde celles de West Palm Beach, Palm Beach et, en 1896, de Miami. Mais c’est entre 1904 et 1912 que la FEC est chargée de la plus grande prouesse technologique de l’histoire des Etats-Unis : la construction de l’extension de la ligne jusqu’à Key West. En 1905, la FEC commence les travaux à partir de la Côte Est, et réalise la première section ferroviaire entre Homestead et Jewfish Creek. En 1905, elle construit un remblai à Key West pour y bâtir la gare, terminus de la ligne. Les ouvrages se succèdent, en particulier un grand pont de 10 km au-dessus de la mer en 1908.  
 
La construction du chemin de fer de Key West (Flagler Museum)
https://flaglermuseum.us/history/florida-east-coast-railway

Enfin, le 20 janvier 1912, un train spécial avec wagons-lits Pullman part de New York à destination de Key West. Le 21 janvier, les ingénieurs de la FEC mettent en place définitivement la dernière poutre en acier du pont de Knight’s Key. La locomotive 201 arrive à Key West à 2h 45 du matin. C’est la première locomotive avec une équipe qui traverse le pont Bahia Honda et teste les rails dans les îles des Lower Keys. Le premier train FEC arrive à Key West à 10h 30 du matin le 22 janvier avec à son bord, Flagler, 82 ans et sa jeune femme Mary Lily Kenan, 45 ans, dans un wagon-bureau luxueux avec trois chambres, une cuisine, un salon et un bain privé. Le service régulier pour les passagers commence le même jour à 17h avec un départ de Key West vers le continent.


https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/93/
Florida_East_Coast_Railway_first_Key_West_Train_1912.JPG

Le 23 janvier, après un défilé pour commémorer l’ouverture de la ligne de chemin de fer au-dessus de l’eau, un banquet est organisé dans la caserne des marins de Key West, au cours duquel on lit un message du président Taft et Flagler prononce un petit discours.

L’inauguration de cette ligne légendaire eut lieu deux ans et quelques mois à peine après la mort de Louis Mouton. On comprend qu’il avait du voir les travaux à un stade déjà assez avancé. Et quand Flagler mourut à son tour en 1913, âgé de 83 ans, la FECR reliait toute la côte est de la Floride, depuis Jacksonville jusqu’à Key West.

Tout alla bien pendant une quinzaine d’années. Les habitants de Key West appréciaient ce nouveau moyen de transport économique. Un aller et retour de Key West à Long Key coûtait $2.60, un aller simple de Jacksonville à Key West coûtait $20.34. On pouvait même aller jsqu’à New York, avec plusieurs changements, pour $77.00. Mais en 1926, le boom économique dans la région du sud de la Floride et dans les Keys s’interrompt. Les habitants du comté de Monroe approuvent alors un emprunt de $2.5 millions pour lancer la construction d’une autoroute au-dessus de la mer.

Autre problème : en 1927, un hiver rigoureux suivi d’un été frais dans le nord de l’Europe soulève une polémique. Les Européens pensent que les travaux de dragage et de remplissage du fond marin ont provoqué un changement du cours du Gulf Stream. Ils accusent Flagler d’avoir déplacé le contrôle du climat. Pourtant, les études du Bureau hydrographique et du Bureau météorologique américain montrent que rien ne prouve que l’extension de la ligne ferroviaire à Key West ait modifié le passage du Gulf Stream.

 En 1928, une route est ouverte à partir de Miami en passant par Card Sound. Les voyageurs peuvent continuer vers Key West en empruntant des routes et des ferries, mais cela prend beaucoup de temps.

Sur ces entrefaites, en octobre 1929, Wall Street s’effondre et c’est le début de la Grande Dépression. La FEC, ne pouvant plus payer les intérêts de sa dette, fait faillite en 1931.

Le gouvernement de la Floride crée alors le District de la Route et du pont à péage, chargé de construire une autoroute sur la mer de Lower Matecumbe Key à Big Pine Key pour éliminer les ferries.

Une petite parenthèse pour vous situer les « Keys ». Les Keys (de l'espagnol « cayo », îlot rocheux) sont un archipel situé à l'extrémité méridionale des États-Unis, dans le détroit de Floride qui relie l'océan Atlantique au golfe du Mexique en séparant la péninsule de Floride et l'île de Cuba. Il délimite la baie de Floride au nord en s'étirant des environs de Miami en direction du sud-ouest puis de l'ouest jusqu'à Key West ; il se termine sur l'île inhabitée de Dry Tortugas. Key West se trouve à 145 kilomètres de Cuba.
 
L'archipel des Keys et Key West
Google Maps

Les Keys se composent d'un millier d'îles et d'îlots. Exception faite des îles sablonneuses situées à l'extrémité nord de l'archipel, les Keys constituent les derniers vestiges de vastes récifs qui commencèrent à se former ici, il y a de 10 à 15 millions d'années, alors qu'une mer peu profonde submergeait la région[2].

Fermons la parenthèse et revenons au chemin de fer de Key West. Le premier lundi du mois de septembre 1935, jour de la fête du travail (Labor Day), un terrible ouragan dévaste les Upper et Middle Keys, faisant de nombreux morts et coupant la route directe jusqu’à Key West pour la première fois depuis 1912. Des kilomètres de talus sont emportés et par endroits les rails de la voie ferrée sont arrachés à une grande distance du ballast. Les ponts, cependant, résistent sans trop de dommages. Mais les Etats-Unis sont en plein dans la Grande Dépression et la FEC, toujours placée sous administration judiciaire, n’a pas d’argent pour financer les réparations.

Devant cette situation, en 1936, le Conseil de la Ville de Key West et la Chambre de Commerce de Key West, passent conjointement une résolution pour abandonner la ligne de chemin de fer « extension de Key West » et fournir aux îles des Florida Keys et à Key West un moyen de transport satisfaisant et adéquat sour la forme d’une autoroute sur la mer.

Ainsi se termine la brève histoire du chemin de fer de Key West. En 1938, la FEC abandonne ses droits à la société d’autoroute, lui permettant d’utiliser les anciennes voies de chemin de fer pour les transformer en autoroute. Et le 2 juillet 1938, c’est l’ouverture officielle de l’autoroute « Florida Keys Overseas Highway » jusqu’à Key West en reliant toutes les îles des Keys depuis la Floride.





[1] https://www.fecrwy.com/about/history
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Keys_(Floride)

jeudi 11 février 2016

Le rêve américain (2)

L’année 1906 est catastrophique pour la conserverie A. Granday & Co. En janvier 1907, Louis Mouton, son directeur, écrit en France à sa belle-sœur Anna : « Nous avons perdu trois bateaux : trois goélettes magnifiques valant environ 25 000 Fr. chacune et pas un sou d’assurance. La dernière naufragée au mois de novembre était chargée de 150 tortues. Georges était à bord et nous l’avons cru perdu, il nous est rentré après 8 jours ayant tout perdu revenant avec un pantalon et une chemise qu’on lui avait donnés ». Pourtant, Louis reste optimiste : « Enfin aujourd’hui tout est passé tout est remis j’ai acheté un nouveau bateau et le travail recommence de plus belle ».

Un bateau comme ceux de Louis Mouton, le Schooner A.M. Adams
photo by Dale Mc Donald, sur le site The History and Archaelogy of the
Key West Turtle Fishing Industry, by Corey Malcom 

Il aimerait faire venir à Key West son frère aîné Léon et sa femme Anna. Il leur écrit : « Depuis plusieurs mois je pense beaucoup à vous, pourquoi ne viendriez-vous pas ici, peut-être n’y amasseriez-vous pas une fortune mais vous y vivriez plus aisément qu’en France et surtout d’une manière beaucoup plus indépendante ». Louis est fier de sa réussite et explique toutes ses activités. En plus de la conserverie, une fabrique de glace vient d’être créée à Key West : Consumers’ Ice and Cold Storage Co. Il en est un des principaux actionnaires, directeur et trésorier. L’usine fabrique 25 tonnes de glace par jour et il y a en plus des chambres froides pour la conservation des viandes, œufs, bière, etc. La machinerie développe 225 chevaux vapeur et ils ont aussi 7 chevaux à l’écurie pour la livraison de la glace en ville.

L’hiver, bien sûr, on vend moins de glace. C’est la morte saison. Louis a donc renvoyé le comptable pour faire des économies. Il tient les livres lui-même. Il écrit : « Je suis souvent obligé de passer une partie des nuits sur les livres après ma journée ; je me donne beaucoup de mal mais j’espère un succès. Comme directeur, je suis le seul responsable et le maître de toute chose. J’ai un salaire de 1 000 Fr. par mois. D’un autre côté, la tortue a repris son cours et marche à merveille. Charles, Georges et Georgina font marcher la maison et j’y veille autant que je le puis. Ils ont 3 ouvriers avec eux et tous travaillent beaucoup et se donne(nt) beaucoup de peine. Si nous n’avions pas eu d’aussi terribles pertes tout irait pour le mieux. Enfin, nous nous relèverons ».

« J’en reviens donc à ma proposition : pourquoi ne viendriez-vous pas ici ? Qu’espérez-vous en France vous voyez qu’il y aurait de quoi vous occuper : Anna comme couturière ferait de l’argent, j’occuperais Léon et vos enfants pourraient je pense faire mieux ici qu’en France. Enfin pensez-y rien ne presse réfléchissez bien et demandez-moi tous les renseignements qui pourraient vous aider dans votre décision. (…) Je me hâte de vous embrasser tous quatre pour nous trois et pour Georges qui n’est toujours pas fort[1] et m’alarme un peu. Mr. Granday vit maintenant au Mexique[2] et ne fait plus que quelques courtes apparitions à Key West. A tous nos meilleurs embrassements. Louis Mouton ».

Pour ceux qui me connaissent, j’ai repris cette tradition familiale : comme Louis, j'écris une lettre annuelle dans laquelle je récapitule les faits marquants de l’année écoulée.

En février 1908, Georgina écrit à sa belle-sœur : « Ma chère Anna, Comment allez-vous tous ? Dans votre dernière lettre vous ne nous parlez pas beaucoup du petit Alfred. Nous espérons qu’il est mieux et que les beaux jours du printemps le remettront tout à fait. André doit être bien grand. Leona se le rappelle mieux que de l’autre petit cousin comme elle dit. Il doit faire bien froid là-bas ; ici nous avons deux jours d’hiver et trois d’été ; c’est vraiment bon d’habiter l’hiver sous un climat semblable. Notre pauvre frère doit avoir bien froid à travailler le plâtre ! Ici Louis bâtit aussi mais est favorisé par un temps magnifique ». (…)
« Depuis ma dernière lettre nous avons perdu un bateau au Mexique ; il s’appelait le « Leona », le même nom que la petite, c’est notre oncle qui l’avait baptisé. Nous avons été encore bien contrariés mais aujourd’hui c’est un peu éloigné et nous avons repris courage. Nous avons la santé c’est tout ce que nous pouvons désirer ».

Ensuite, elle demande à Anna, si elle a expédié les chemises qu’elle lui avait commandées. Georgina lui promet que, dès qu’elle les aura reçues, elle lui enverra de l’argent pour une nouvelle commande. « Je vous prierai d’en faire trois nouvelles cela sera répété souvent si vous voulez bien être assez bonne pour continuer la confection. Les premières sont presque usées. Il faut laver beaucoup ici à cause de la sueur ; cela use énormément ».

A la fin de l’année, en décembre 1908, Louis Mouton envoie ses vœux à son frère Léon et à sa belle-sœur Anna.


« Que devenez-vous dans notre vieux pays de France ? Vous êtes sans doute gelés de froid. Moi je vous écris avec les fenêtres de mon bureau grandes ouvertes sans gilet ni paletot seulement une de ces bonnes chemises d’Anna. Devant moi, à dix mètres de ma fenêtre, les eaux bleues du port et le point terminal de notre prochain chemin de fer ». Il explique avec enthousiasme à son frère que ce chemin de fer devra parcourir 200 km au milieu de l’océan d’île en île[3] avec parfois de si grands espaces qu’on n’aperçoit plus aucune terre et que l’on se demande si l’on est en chemin de fer ou en bateau. Il conclut : « Que pensez-vous de cela ? N’avez-vous pas envie de venir voir ce chemin de fer ? ».

Louis ne verra jamais la réalisation de ce chemin de fer. C’est la dernière lettre de lui que je possède. C’est même positivement miraculeux qu’elle soit parvenue jusqu’à moi. Je n’ai pas la réponse à cette lettre. Mon arrière-grand-père Léon, autant que je sache par les récits de mon père, était plutôt un homme de la campagne, attaché à son village et aimant faire son jardin. Il ne voyageait jamais et n’avait aucun goût pour l’aventure. Sa femme encore moins ! Qu’auraient-ils fait à Key West ?


Debout à gauche, mon arrière-grand-père Léon, à droite mon grand-père André,
assise à gauche, mon arrière-grand-mère Anna, tenant mon père dans les bras,
assise à droite, ma grand-mère Henriette tenant ma tante dans ses bras (des jumeaux).
(collection personnelle)

Mon arrière-grand-mère, devenue veuve, s’est installée dans un petit logement près de chez nous, au Perreux sur Marne. Elle venait me voir chaque jour, quand j’étais bébé, pour jouer avec moi. Je n’avais que cinq ans quand nous avons déménagé pour aller vivre à Paris. « Grand-mère Nana », comme je l’appelais, en a éprouvé un vif chagrin. Je ne me souviens pas beaucoup d’elle, mais mes parents m’en ont parlé si souvent que j’ai l’impression de bien la connaître. C’était une femme de tête, originale, qui savait ce qu’elle voulait et qui dirigeait son ménage. Elle n’a pas voulu partir à Key West, apprendre l’anglais, changer de vie.   

Mais fermons la parenthèse et revenons à Key West. En octobre 1909, brusquement, Louis Mouton, 37 ans, meurt. Est-ce une crise cardiaque ? Un « burn-out » ? Les lettres de Georgina à sa belle-sœur Anna ne le disent pas. Il semble pourtant que Louis ait été « malade » pendant un court moment. La tuberculose, peut-être, comme son neveu Georges ? Le décès de Louis est un désastre pour l’entreprise (et pour la famille). En 1910, la conserverie est vendue à Norbert Thompson. Georgina hérite d’une somme coquette. Elle se met en tête de marier sa fille à un millionnaire. Charles et sa femme Juliette, qui se fait appeler « Julia », continuent à travailler à la conserverie sous les ordres d’un nouveau patron. Les deux belles-sœurs se détestent et se disputent au sujet de l’héritage. Georgina se prend pour une femme d’affaires, mais va se faire duper par un avocat entre les mains duquel elle a placé sa fortune.

L’histoire s’arrête là pour le pauvre Louis Mouton. Il est enterré dans le cimetière catholique de Key West, où sa femme l’a rejoint des années plus tard, le 29 janvier 1926.

Mais que sont devenus les autres membres de la famille ? Léona a-t-elle épousé un millionnaire ? Charles Jr. est-il resté à Key West avec son père et sa mère ? Qu’est devenue la compagnie A. Granday & Co. ? J’ai encore bien mystères à éclaircir et à vous faire découvrir !




[1] En effet, il est mort de la tuberculose le 7 juillet 1907, à l’âge de 23 ans. Il est enterré dans le cimetière catholique de Key West. D’après une notice nécrologique, c’était un jeune homme énergique, directeur de la compagnie « Consumers’ Ice and Cold Storage » dans laquelle il possédait un paquet d’actions. De santé délicate, il n’avait été sérieusement malade que les sept ou huit derniers mois. Il est mort chez son beau-frère, Mr. Louis Mouton, Elizabeth Street, à Key West, Monroe County, Florida.
[2] C’est là-bas qu’il me faudra chercher sa trace, en particulier son acte de décès que je n’ai pu trouver nulle part.
[3] Les « Keys » comme Key West sont des îles situées à la pointe de la presqu’île de la Floride.

jeudi 4 février 2016

Le rêve américain (1)

Ils étaient trois frères : Marie-Nicolas Mouton, dit Léon, mon arrière-grand-père, Louis Marie et Charles Alexandre, espacés de deux ans les uns des autres, donc assez proches sur le plan de la complicité. Leur oncle maternel, Armand Granday, dont je vous ai déjà parlé[1], a été le pionnier du « rêve américain » dans ma famille. C’est cette aventure (qui a plutôt mal tourné) que je vais vous raconter.

Le personnage principal de mon histoire est Louis Mouton, le second enfant d’Hermine Granday, la sœur aînée d’Armand. Louis Marie Mouton est né en 1872 à Verneuil-l’Etang (Seine et Marne). La famille déménage ensuite à Pontault-Combault, dans le même département, une commune plus proche de Paris. C’est là que Louis passe son enfance, rue du Château Gaillard, avec ses deux frères, sa mère, le compagnon de celle-ci, et sa grand-mère.

Pour en revenir au rêve américain, l'épopée commence en 1879, lorsque, âgé de 46 ans, Armand Granday émigre, seul, aux Etats-Unis. Il semble qu’il soit d’abord allé à New York où il aurait travaillé dans un restaurant (puisqu'il a une formation de cuisinier), peut-être le « Astor House ». C’est là qu’il aurait fait la connaissance de Jules Weber, un Strasbourgeois (l’Alsace était allemande à l’époque) tout juste naturalisé américain en 1878. Celui-ci était président et secrétaire de la Société Culinaire Philanthropique. Il organisait le bal annuel des cuisiniers français. J’imagine qu’Armand Granday y aura été invité. D’après des articles de journaux qui parlent de la société « A. Granday Canning Co. », qu’il a créée en 1890 à Key West (Floride), ce serait Jules Weber qui lui aurait donné l’idée, ou conseillé, d’aller faire de la soupe à la tortue à Key West. Cela aurait pris à Armand plusieurs années avant de mettre au point sa fameuse recette devenue célèbre et qui fit le succès de sa compagnie.  


En 1891, Louis Mouton a 19 ans. Il travaille comme domestique. Mais en 1895, sa mère meurt. Il a 22 ans. Il est embauché comme employé au chemin de fer et rencontre à Fontenay-Trésigny (quelques kilomètres au nord de Verneuil-l’Etang) Georgina Eugénie Verlot, 27 ans, qui est institutrice. Ils se marient le 5 mars 1896 à Fontenay-Trésigny. Georgina est déjà veuve en premières noces de Charles Ulysse Beaumont (instituteur stagiaire). Louis a 23 ans, quatre ans de moins qu’elle. Ils habitent au début dans le quartier du groupe scolaire, grande rue, avec le jeune frère de Georgina, Georges Verlot, âgé de 12 ans. Il semble que la sœur et le frère soient très proches. Leur père est mort en 1893 et la mère n’est peut-être plus là non plus (je n’ai pas encore trouvé son acte de décès). Georgina a de la trempe. C’est une femme forte. Elle est prête pour l’aventure. Sollicités par l’oncle d’Amérique, ils partent pour Key West, avec le petit frère, apprenti boulanger.

Une nouvelle vie commence ! Tout de suite, Georgina est enceinte. Elle accouche d’une fille, Léona, le 26 novembre 1896, à Key West. Louis travaille avec son oncle dans la conserverie. Il a tout à apprendre : la cuisine pour préparer la recette de la soupe à la tortue, et le fonctionnement de l’usine. 


La conserverie A. Granday & Co.
(archives personnelles)

Il y a beaucoup de travail. Georgina aide aussi, tout en s’occupant de sa fille. Georges travaille également avec eux. L’affaire marche bien, et Armand fait appel à son troisième neveu, Charles Alexandre. En 1897, Armand Granday, 64 ans, se fait naturaliser américain.

Charles part les rejoindre à Key West en 1898. Il travaille avec son frère et son oncle pendant deux ans, en faisant probablement quelques allers et retours avec la France, et en janvier 1901, il épouse Juliette Ladouet, à Pontault-Combault. Elle a 19 ans, lui 26. Il ramène Juliette avec lui à Key West. La conserverie A. Granday & Co. devient une affaire familiale.

Louis a acquis la nationalité américaine, ainsi que sa femme, qui se fait maintenant appeler « Georgiana » à l’américaine. Armand Granday fait des voyages au Mexique pour approvisionner la conserverie en tortues. Louis Mouton travaille énormément : 12 à 14 heures par jour au milieu de la vapeur par 38 à 40°. Il s’occupe de tout, depuis la fabrication (cuisinier, soudeur, ferblantier, chauffeur, mécanicien) jusqu’à la comptabilité. Le climat de Key West est chaud et humide, difficile à supporter, avec des moustiques. On transpire beaucoup. Mais ils sont au bord de la mer, avec une vue magnifique.


Louis écrit dans une lettre à sa belle-sœur en mars 1903 : « Malgré tout, on est heureux car on est son maître, personne ne vous commande on travaille pour soi ». Les émigrés ont cependant la nostalgie du pays natal : « Si seulement vous n’étiez pas si éloignés ». Anna leur fait parvenir des colis avec de bonnes choses (confitures) et engraisse un lapin pour quand ils reviendront en France.  Louis leur envoie le portrait de la petite Léona et leur réclame celui de ses petits neveux, André (mon grand-père) et Alfred. Il fait plein de projets : « Nous sommes arrivés à nous créer un bon nom et nous pourrions vendre assez pour faire fortune si nous arrivions à pouvoir fabriquer en assez grande quantité ; malheureusement les tortues deviennent rares et nous dépensons un argent fou pour nous en procurer. Pensez donc que notre bateau nous coûte $400,00 (2 000 Fr.) par mois ». Louis ne peut pas rentrer en France chaque année comme il le souhaiterait, même pour quelques jours seulement, car il n’ose laisser à personne la gérance des affaires et Charles, semble-t-il, n’est pas capable de le remplacer.

Léona va à l’école de Key West et parle couramment anglais. Elle parle très bien le français aussi, mais avec des constructions anglaises, comme par exemple : « les cousins de moi » pour « mes cousins ».

En 1904, Armand Granday, 71 ans, vend sa société à Louis Mouton, qui prend la direction de l’affaire. En mai 1904, Juliette, qui se fait appeler « Julia », donne naissance à un garçon prénommé Charles, comme son père.

Georgiana écrit à sa belle-sœur Anna en mars 1904 : « Nous regrettons qu’il fasse si froid en France et que nous ne puissions pas vous faire partager la température de notre île. Ce serait un vrai paradis si on y avait quelques distractions. Hélas elles sont rares ! Nous nous contentons cependant de notre existence car le travail nous prenant tout notre temps il nous est impossible de nous ennuyer ».

Jusqu’ici, tout allait bien mais hélas, l’année 1906 allait leur apporter de dures épreuves. Une année catastrophique.





[1] Voir mon blog du 15 et du 22 janvier 2015