jeudi 4 février 2016

Le rêve américain (1)

Ils étaient trois frères : Marie-Nicolas Mouton, dit Léon, mon arrière-grand-père, Louis Marie et Charles Alexandre, espacés de deux ans les uns des autres, donc assez proches sur le plan de la complicité. Leur oncle maternel, Armand Granday, dont je vous ai déjà parlé[1], a été le pionnier du « rêve américain » dans ma famille. C’est cette aventure (qui a plutôt mal tourné) que je vais vous raconter.

Le personnage principal de mon histoire est Louis Mouton, le second enfant d’Hermine Granday, la sœur aînée d’Armand. Louis Marie Mouton est né en 1872 à Verneuil-l’Etang (Seine et Marne). La famille déménage ensuite à Pontault-Combault, dans le même département, une commune plus proche de Paris. C’est là que Louis passe son enfance, rue du Château Gaillard, avec ses deux frères, sa mère, le compagnon de celle-ci, et sa grand-mère.

Pour en revenir au rêve américain, l'épopée commence en 1879, lorsque, âgé de 46 ans, Armand Granday émigre, seul, aux Etats-Unis. Il semble qu’il soit d’abord allé à New York où il aurait travaillé dans un restaurant (puisqu'il a une formation de cuisinier), peut-être le « Astor House ». C’est là qu’il aurait fait la connaissance de Jules Weber, un Strasbourgeois (l’Alsace était allemande à l’époque) tout juste naturalisé américain en 1878. Celui-ci était président et secrétaire de la Société Culinaire Philanthropique. Il organisait le bal annuel des cuisiniers français. J’imagine qu’Armand Granday y aura été invité. D’après des articles de journaux qui parlent de la société « A. Granday Canning Co. », qu’il a créée en 1890 à Key West (Floride), ce serait Jules Weber qui lui aurait donné l’idée, ou conseillé, d’aller faire de la soupe à la tortue à Key West. Cela aurait pris à Armand plusieurs années avant de mettre au point sa fameuse recette devenue célèbre et qui fit le succès de sa compagnie.  


En 1891, Louis Mouton a 19 ans. Il travaille comme domestique. Mais en 1895, sa mère meurt. Il a 22 ans. Il est embauché comme employé au chemin de fer et rencontre à Fontenay-Trésigny (quelques kilomètres au nord de Verneuil-l’Etang) Georgina Eugénie Verlot, 27 ans, qui est institutrice. Ils se marient le 5 mars 1896 à Fontenay-Trésigny. Georgina est déjà veuve en premières noces de Charles Ulysse Beaumont (instituteur stagiaire). Louis a 23 ans, quatre ans de moins qu’elle. Ils habitent au début dans le quartier du groupe scolaire, grande rue, avec le jeune frère de Georgina, Georges Verlot, âgé de 12 ans. Il semble que la sœur et le frère soient très proches. Leur père est mort en 1893 et la mère n’est peut-être plus là non plus (je n’ai pas encore trouvé son acte de décès). Georgina a de la trempe. C’est une femme forte. Elle est prête pour l’aventure. Sollicités par l’oncle d’Amérique, ils partent pour Key West, avec le petit frère, apprenti boulanger.

Une nouvelle vie commence ! Tout de suite, Georgina est enceinte. Elle accouche d’une fille, Léona, le 26 novembre 1896, à Key West. Louis travaille avec son oncle dans la conserverie. Il a tout à apprendre : la cuisine pour préparer la recette de la soupe à la tortue, et le fonctionnement de l’usine. 


La conserverie A. Granday & Co.
(archives personnelles)

Il y a beaucoup de travail. Georgina aide aussi, tout en s’occupant de sa fille. Georges travaille également avec eux. L’affaire marche bien, et Armand fait appel à son troisième neveu, Charles Alexandre. En 1897, Armand Granday, 64 ans, se fait naturaliser américain.

Charles part les rejoindre à Key West en 1898. Il travaille avec son frère et son oncle pendant deux ans, en faisant probablement quelques allers et retours avec la France, et en janvier 1901, il épouse Juliette Ladouet, à Pontault-Combault. Elle a 19 ans, lui 26. Il ramène Juliette avec lui à Key West. La conserverie A. Granday & Co. devient une affaire familiale.

Louis a acquis la nationalité américaine, ainsi que sa femme, qui se fait maintenant appeler « Georgiana » à l’américaine. Armand Granday fait des voyages au Mexique pour approvisionner la conserverie en tortues. Louis Mouton travaille énormément : 12 à 14 heures par jour au milieu de la vapeur par 38 à 40°. Il s’occupe de tout, depuis la fabrication (cuisinier, soudeur, ferblantier, chauffeur, mécanicien) jusqu’à la comptabilité. Le climat de Key West est chaud et humide, difficile à supporter, avec des moustiques. On transpire beaucoup. Mais ils sont au bord de la mer, avec une vue magnifique.


Louis écrit dans une lettre à sa belle-sœur en mars 1903 : « Malgré tout, on est heureux car on est son maître, personne ne vous commande on travaille pour soi ». Les émigrés ont cependant la nostalgie du pays natal : « Si seulement vous n’étiez pas si éloignés ». Anna leur fait parvenir des colis avec de bonnes choses (confitures) et engraisse un lapin pour quand ils reviendront en France.  Louis leur envoie le portrait de la petite Léona et leur réclame celui de ses petits neveux, André (mon grand-père) et Alfred. Il fait plein de projets : « Nous sommes arrivés à nous créer un bon nom et nous pourrions vendre assez pour faire fortune si nous arrivions à pouvoir fabriquer en assez grande quantité ; malheureusement les tortues deviennent rares et nous dépensons un argent fou pour nous en procurer. Pensez donc que notre bateau nous coûte $400,00 (2 000 Fr.) par mois ». Louis ne peut pas rentrer en France chaque année comme il le souhaiterait, même pour quelques jours seulement, car il n’ose laisser à personne la gérance des affaires et Charles, semble-t-il, n’est pas capable de le remplacer.

Léona va à l’école de Key West et parle couramment anglais. Elle parle très bien le français aussi, mais avec des constructions anglaises, comme par exemple : « les cousins de moi » pour « mes cousins ».

En 1904, Armand Granday, 71 ans, vend sa société à Louis Mouton, qui prend la direction de l’affaire. En mai 1904, Juliette, qui se fait appeler « Julia », donne naissance à un garçon prénommé Charles, comme son père.

Georgiana écrit à sa belle-sœur Anna en mars 1904 : « Nous regrettons qu’il fasse si froid en France et que nous ne puissions pas vous faire partager la température de notre île. Ce serait un vrai paradis si on y avait quelques distractions. Hélas elles sont rares ! Nous nous contentons cependant de notre existence car le travail nous prenant tout notre temps il nous est impossible de nous ennuyer ».

Jusqu’ici, tout allait bien mais hélas, l’année 1906 allait leur apporter de dures épreuves. Une année catastrophique.





[1] Voir mon blog du 15 et du 22 janvier 2015

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