Certains de mes amis écologistes ont
été choqués par l’histoire de mes ancêtres partis aux Etats-Unis pour fabriquer
de la soupe à la tortue. Heureusement, d’autres amis, gastronomes, ont compris
que la chair de la tortue était un mets délicat. Mon ancêtre Armand Granday, après
avoir fait son apprentissage dans les cuisines du château de Bois Boudran à
Fontenailles (Seine et Marne), dans les années 1855-56, a dû chercher un emploi de cuisinier, mais je
perds sa trace pendant une bonne vingtaine d’années.
Je le retrouve en 1885, chef réputé,
faisant des allers et retours en bateau (dans le salon des VIP) entre son
village de Verneuil-l’Etang et New York, avant de s’installer à Key West et d’y
créer sa conserverie de soupe à la tortue. Ce mets délicat était déjà connu et
apprécié des Anglais depuis longtemps. Un poème vantait même les délices de
cette soupe :
"Land of green turtle, thy very name
Sets the longing alderman aflame”.
Sets the longing alderman aflame”.
Pays
de la tortue verte, ton seul nom
Fait
brûler d’envie l’échevin (le magistrat).
Un mets de luxe, donc. Dans
sa chronique « Histoire et gastronomie » sur Canal Académie[1], Jean Vitaux retrace
l’histoire de la soupe à la tortue en Angleterre. Elle aurait été servie pour
la première fois à Londres en 1711. C’est un dominicain gastronome – et cette
congrégation en compte beaucoup (c’est moi qui le souligne) – le père Labat,
qui a rapporté en 1742 des recettes à base de tortue et au XVIIIe siècle,
la soupe à la tortue est devenue un classique de la cuisine anglaise.
Au XIXe siècle,
la soupe à la tortue resta en vogue en Angleterre. En 1800, un tavernier
londonien, Georges Painter, créa « The Ship and Turtle Tavern » où
l’on pouvait manger tout un repas uniquement à base de tortue. Ce restaurant
était très prisé de la clientèle aristocratique et Georges Painter fit fortune
en vendant le potage de tortue au prix d’une guinée le litre, une belle somme
pour l’époque.
Or, la femme d’Armand
Granday, Charlotte Beaton, était anglaise. Même si le couple s’est séparé assez
vite (je ne sais pas exactement à quelle date), il est possible qu’Armand
Granday ait eu connaissance de la recette de la soupe à la tortue à l’anglaise
par sa femme. Grâce à elle aussi, je suppose, il a appris l’anglais. Il a
peut-être même séjourné en Angleterre ? La voie était alors toute tracée
pour qu’il aille tenter fortune aux Etats-Unis.
Au Japon, on consomme
aussi de la soupe à la tortue. Il s’agit de « suppon » une petite
tortue carnivore à carapace molle. Cette soupe est considérée par les Japonais
comme un mets de choix, qu’on sert dans quelques rares restaurants de luxe
spécialisés. Elle aurait des vertus exceptionnelles pour la santé. Il existe
aussi, comme en Angleterre, des établissements dans lesquels on peut faire un
repas entier à base de tortue. J’ai
souvent remarqué des ressemblances entre ces deux pays insulaires. La
soupe à la tortue en est une de plus.
Pourtant, paradoxalement,
les Japonais ont une tendresse particulière pour les grosses tortues marines,
symboles de longue vie et de sagesse. Pour illustrer le rôle symbolique de la
tortue dans l’imaginaire des Japonais, je vais vous raconter l’histoire
d’Urashima Tarô. Il s’agit d’un conte pour enfants très ancien dont l’origine
est incertaine (peut-être venu de Chine).
Il était une fois, dans un petit village de pêcheurs, un homme
nommé Urashima. Chaque jour, lorsque le temps le permettait, il partait à la
pêche, dans son modeste bateau de bois. Il
était encore célibataire et vivait avec sa mère, qui était veuve. Son père
avait péri en mer quelques années plus tôt, lors d’une grosse tempête. Urashima
était un jeune homme tranquille, attaché à son village, où tout le monde le
connaissait bien. Il aimait jouer avec son chien sur la plage, et n’oubliait jamais
de mettre de côté quelques sardines ou des entrailles de poisson pour son chat.
Assis sur la plage, à côté de son bateau tiré au sec, il ravaudait ses
filets. Il n’avait rien pris depuis plusieurs jours et se préparait à repartir
en mer. Le lendemain, à 4h du matin, il partit, seul, comme d’habitude. Il
tirait ses filets depuis deux heures et n’avait pas pris beaucoup de
poisson, quand soudain il sentit un poids inhabituel. Surpris, il remonta ses
filets. Une énorme tortue marine s’était fait prendre. Il eut pitié de la
pauvre bête. Pourtant, des gens, au village, disaient que la chair de tortue
marine était délicieuse. Et dans certaines régions du pays, on fabriquait une
soupe à la tortue réputée pleine de vertus pour la santé. Il en aurait tiré un
bon prix. Mais notre pêcheur était bouddhiste et aimait les animaux. Urashima
faisait juste une exception pour les petits poissons. Il fallait bien qu’il
gagne sa vie !
Avec
d’infinies précautions, pour ne pas lui faire mal, il dégagea doucement les
filets emmêlés autour des pattes de la tortue et la remit à la mer. Puis il
revint chez lui avec sa maigre pêche et raconta son étrange aventure à sa mère.
Le
lendemain, comme ses filets étaient à nouveau déchirés à cause de la tortue, il s’installa comme à son habitude sur la plage, à côté de son bateau, pour
ravauder ses filets. Le soleil était chaud, le ciel tout bleu.
Soudain,
il vit une forme étrange qui émergeait de l’eau. Il se leva et fit quelques pas
sur la plage en direction de la mer. A quelques mètres de l’eau, une grosse
tortue verte marchait lentement vers lui. Il la reconnut immédiatement. C’était
bien celle qu’il avait dégagée de ses filets et remise à l’eau.
Elle
lui dit :
-
Je voulais te remercier de m’avoir sauvé la vie. Monte sur mon dos. Je t’emmène
dans mon palais. Je suis la fille du roi Dragon Ryûjin.
Urashima Tarô sur sa tortue Sanctuaire Urashima-jinja à Kyoto Wikimedia Commons |
Urashima,
sans se poser de question, obéit et s’assit sur le dos de la tortue, qui
s’enfonça avec lui en nageant sous la mer. Arrivée dans son magnifique palais
sous-marin, la tortue se métamorphosa en une belle princesse. Elle fit à
Urashima tous les honneurs de son palais. On leur servit un festin avec une
multitude de plats tels qu’il n’en avait jamais mangé d’aussi délicieux. On lui
donna des appartements luxueux et il s’endormit comme dans un rêve.
Le
lendemain, le palais bruissait de préparatifs comme pour une noce. La princesse
Otohime conduisit Urashima à son père et Urashima, d’habitude si timide, osa lui
demander la main de sa fille. Les fêtes durèrent plusieurs jours. Urashima vécut
heureux avec la princesse, son épouse.
Elle
lui avait juste demandé de ne jamais ouvrir la magnifique boîte noire laquée qui
se trouvait dans le grand hall. Urashima avait promis.
Les
jours et les années passèrent. Urashima avait tout ce qu’il pouvait désirer, y
compris l’amour de la princesse. Pourtant, il se demandait ce que pouvait bien
contenir cette fameuse boîte laquée à laquelle la princesse tenait tant. De
l'or ? De l’argent ? Des pierres précieuses ? Il repensa à sa mère,
qui devait se lamenter de son absence. Sans personne pour s’occuper d’elle, qu’allait-elle
devenir ? Si seulement il pouvait lui rapporter un peu d’argent… Il
éprouva soudain la nostalgie de son village et l’envie de revoir sa mère.
La
princesse s’étant absentée, il eut envie d’ouvrir la boîte. Pourtant, il
hésita. La princesse l’avait comblé. Il lui devait tout. Il n’avait qu’à lui
demander un peu d’argent pour sa mère. Elle lui en donnerait sans difficulté.
Mais c’était gênant de mendier de la sorte. Il aurait eu l’air de s’ennuyer
avec la princesse. Au contraire, s’il prenait juste un peu d’or dans la cassette,
elle ne s’en apercevrait même pas…
Il
ouvrit la boîte. Aussitôt, en sortit une épaisse fumée et Urashima Tarô devint
instantanément un vieillard chenu. La princesse apparut et lui dit :
-
Tu as trahi ma confiance. Tu m’avais promis de ne jamais ouvrir cette boîte.
-
Mais… mais… je voulais seulement… balbutia Urashima.
-
Tu voulais revoir ta mère et ton village ? Vas-y ! Je te chasse de
mon palais. Cette boîte que tu as ouverte contenait toutes les années que tu as vécues auprès de moi...
La
princesse se transforma en tortue et le ramena sur la plage près du village,
puis elle disparut à nouveau dans les eaux profondes.
Urashima chassé du palais dessin de Yoshitoshi Tsukioka, 1886, Okami Wiki |
Urashima
se dirigea vers sa maison. Elle était en ruines. Il monta vers le centre du
village et demanda aux gens qu’il rencontrait des nouvelles de sa mère.
Personne ne la connaissait. Il chercha ses voisins, ses amis. Il n’y avait plus
personne.
Finalement, il rencontra un vieil homme qui lui dit :
-
J’ai entendu raconter par mon arrière-grand-père qu’un pêcheur avait disparu du
village il y a fort longtemps. Oui, cela fait bien 100 ans que ce Urashima a
disparu. On a retrouvé son bateau, mais on n’a jamais retrouvé son corps !
Allons! Je dis des bêtises ! Cela ne peut pas être vous ! Vous êtes un
imposteur ! Allez vous en ! Partez d’ici !
Urashima s’éloigna d’un pas lent vers la mer. En pensant à la princesse Otohime, qu’il aimait tant, il s’assit dans le sable et versa des larmes, longuement, inconsolable.
Urashima s’éloigna d’un pas lent vers la mer. En pensant à la princesse Otohime, qu’il aimait tant, il s’assit dans le sable et versa des larmes, longuement, inconsolable.
La deuxième
histoire est la fable « Le lièvre et la tortue » telle qu’on la
raconte au Japon – adaptée à la société japonaise.
Elle
commence de la même manière, mais la morale n’est pas la même. Au départ, un
pari entre le lièvre, vantard, et la tortue, dont la réputation de lenteur
n’est plus à faire, mais qui démontre
d’autres qualités, très prisées au Japon. La tortue, donc, suant et soufflant,
se hâte avec lenteur vers le but fixé, tandis que le lièvre, méprisant, « s’amuse
à tout autre chose, broute et se repose ». Quand il voit que la tortue
touche presque au but, il s’élance, mais trop tard ! La tortue est arrivée
la première. Et elle n’a même pas l’air si fatiguée que ça !
On découvre
alors, et c’est la morale de l’histoire, qu’elle avait posté une dizaine de ses
amies, cachées à intervalles réguliers derrière les bosquets tout le long du
chemin, et qu’elles avaient fait une course de relais. Cette morale à la
japonaise est un hymne au travail en équipe et à la coopération, à l'opposé de l’individualisme
français.
Mais je me suis égarée bien loin de Key West. J’y reviendrai dans un prochain billet, car j’ai fait de nouvelles découvertes sur mes ancêtres.
Mais je me suis égarée bien loin de Key West. J’y reviendrai dans un prochain billet, car j’ai fait de nouvelles découvertes sur mes ancêtres.
[1]http://www.canalacademie.com/ida5243-Vraie-soupe-a-la-tortue-ou-faux-potage-tete-de-veau.html?var_recherche=soupe%20a%20la%20tortue
Merci pour cet éclairage sur différentes cultures. Je ne connaissais pas la version japonaise du lièvre et de la tortue, c'est révélateur d'un mode de pensée différent du nôtre !
RépondreSupprimer