Ils étaient trois frères :
Marie-Nicolas Mouton, dit Léon, mon arrière-grand-père, Louis Marie et Charles
Alexandre, espacés de deux ans les uns des autres, donc assez proches sur le
plan de la complicité. Leur oncle maternel, Armand Granday, dont je vous ai
déjà parlé[1],
a été le pionnier du « rêve américain » dans ma famille. C’est cette
aventure (qui a plutôt mal tourné) que je vais vous raconter.
Le personnage principal de mon histoire est Louis Mouton, le second enfant d’Hermine Granday, la sœur aînée d’Armand. Louis
Marie Mouton est né en 1872 à Verneuil-l’Etang (Seine et Marne). La famille
déménage ensuite à Pontault-Combault, dans le même département, une commune
plus proche de Paris. C’est là que Louis passe son enfance, rue du Château
Gaillard, avec ses deux frères, sa mère, le compagnon de celle-ci, et sa
grand-mère.
Pour en revenir au rêve américain, l'épopée commence en 1879, lorsque, âgé de 46 ans, Armand Granday émigre, seul, aux Etats-Unis. Il
semble qu’il soit d’abord allé à New York où il aurait travaillé dans un
restaurant (puisqu'il a une formation de cuisinier), peut-être le « Astor House ». C’est là qu’il aurait fait
la connaissance de Jules Weber, un Strasbourgeois (l’Alsace était allemande à
l’époque) tout juste naturalisé américain en 1878. Celui-ci était président et
secrétaire de la Société Culinaire Philanthropique. Il organisait le bal annuel
des cuisiniers français. J’imagine qu’Armand Granday y aura été invité. D’après
des articles de journaux qui parlent de la société « A. Granday Canning
Co. », qu’il a créée en 1890 à Key West (Floride), ce serait Jules Weber
qui lui aurait donné l’idée, ou conseillé, d’aller faire de la soupe à la
tortue à Key West. Cela aurait pris à Armand plusieurs années avant de mettre
au point sa fameuse recette devenue célèbre et qui fit le succès de sa
compagnie.
En 1891, Louis Mouton a 19 ans. Il
travaille comme domestique. Mais en 1895, sa mère meurt. Il a 22 ans. Il est
embauché comme employé au chemin de fer et rencontre à Fontenay-Trésigny (quelques
kilomètres au nord de Verneuil-l’Etang) Georgina Eugénie Verlot, 27 ans, qui
est institutrice. Ils se marient le 5
mars 1896 à Fontenay-Trésigny. Georgina est déjà veuve en premières noces de
Charles Ulysse Beaumont (instituteur stagiaire). Louis a 23 ans, quatre ans de
moins qu’elle. Ils habitent au début dans le quartier du groupe scolaire,
grande rue, avec le jeune frère de Georgina, Georges Verlot, âgé de 12 ans. Il
semble que la sœur et le frère soient très proches. Leur père est mort en 1893
et la mère n’est peut-être plus là non plus (je n’ai pas encore trouvé son acte
de décès). Georgina a de la trempe. C’est une femme forte. Elle est prête pour
l’aventure. Sollicités par l’oncle d’Amérique, ils partent pour
Key West, avec le petit frère, apprenti boulanger.
Une nouvelle vie commence ! Tout
de suite, Georgina est enceinte. Elle accouche d’une fille, Léona, le 26
novembre 1896, à Key West. Louis travaille avec son oncle dans la conserverie.
Il a tout à apprendre : la cuisine pour préparer la recette de la soupe à
la tortue, et le fonctionnement de l’usine.
La conserverie A. Granday & Co. (archives personnelles) |
Il y a beaucoup de travail. Georgina
aide aussi, tout en s’occupant de sa fille. Georges travaille également avec
eux. L’affaire marche bien, et Armand fait appel à son troisième neveu, Charles
Alexandre. En 1897, Armand Granday, 64 ans, se fait naturaliser américain.
Charles part les rejoindre à Key West
en 1898. Il travaille avec son frère et son oncle pendant deux ans, en faisant probablement
quelques allers et retours avec la France, et en janvier 1901, il épouse Juliette
Ladouet, à Pontault-Combault. Elle a 19 ans, lui 26. Il ramène Juliette avec
lui à Key West. La conserverie A. Granday & Co. devient une affaire
familiale.
Louis a acquis la nationalité
américaine, ainsi que sa femme, qui se fait maintenant appeler
« Georgiana » à l’américaine. Armand Granday fait des voyages au
Mexique pour approvisionner la conserverie en tortues. Louis Mouton travaille
énormément : 12 à 14 heures par jour au milieu de la vapeur par 38 à 40°.
Il s’occupe de tout, depuis la fabrication (cuisinier, soudeur, ferblantier,
chauffeur, mécanicien) jusqu’à la comptabilité. Le climat de Key West est chaud
et humide, difficile à supporter, avec des moustiques. On transpire beaucoup.
Mais ils sont au bord de la mer, avec une vue magnifique.
Louis écrit dans une lettre à sa
belle-sœur en mars 1903 : « Malgré tout, on est heureux car on est
son maître, personne ne vous commande on travaille pour soi ». Les émigrés
ont cependant la nostalgie du pays natal : « Si seulement vous
n’étiez pas si éloignés ». Anna leur fait
parvenir des colis avec de bonnes choses (confitures) et engraisse un
lapin pour quand ils reviendront en France. Louis leur
envoie le portrait de la petite Léona et leur réclame celui de ses petits
neveux, André (mon grand-père) et Alfred. Il fait plein de projets :
« Nous sommes arrivés à nous créer un bon nom et nous pourrions vendre
assez pour faire fortune si nous arrivions à pouvoir fabriquer en assez grande
quantité ; malheureusement les tortues deviennent rares et nous dépensons
un argent fou pour nous en procurer. Pensez donc que notre bateau nous coûte
$400,00 (2 000 Fr.) par mois ». Louis ne peut pas rentrer en France
chaque année comme il le souhaiterait, même pour quelques jours seulement, car
il n’ose laisser à personne la gérance des affaires et Charles, semble-t-il, n’est
pas capable de le remplacer.
Léona va à l’école de Key West et
parle couramment anglais. Elle parle très bien le français aussi, mais avec des
constructions anglaises, comme par exemple : « les cousins de
moi » pour « mes cousins ».
En 1904, Armand Granday, 71 ans, vend
sa société à Louis Mouton, qui prend la direction de l’affaire. En mai 1904, Juliette,
qui se fait appeler « Julia », donne naissance à un garçon prénommé
Charles, comme son père.
Georgiana écrit à sa belle-sœur Anna
en mars 1904 : « Nous regrettons qu’il fasse si froid en France et
que nous ne puissions pas vous faire partager la température de notre île. Ce
serait un vrai paradis si on y avait quelques distractions. Hélas elles sont
rares ! Nous nous contentons cependant de notre existence car le travail
nous prenant tout notre temps il nous est impossible de nous ennuyer ».
Jusqu’ici, tout allait bien mais
hélas, l’année 1906 allait leur apporter de dures épreuves. Une année catastrophique.
[1] Voir mon blog du 15 et du 22 janvier 2015
[1] Voir mon blog du 15 et du 22 janvier 2015
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