En 1920, mes
grands-parents et mes arrière-grands-parents se sont installés dans la maison
construite par mon arrière-grand-père Léon, maçon, 28, rue de la Prévoyance
(aujourd’hui rue Max Dormoy), à Noisy le Grand (Seine Saint Denis). Cette
maison se composait de huit grandes pièces : quatre au premier étage pour
le jeune ménage, et quatre au rez-de-chaussée pour mes arrière-grands-parents.
Quelques
années plus tard, mon grand-père André a décidé de construire sa propre maison.
N’était-ce pas le rêve de tous ? En travaillant comme machiniste à la
RATP, il a réussi, à force d’économies, à acheter un petit bout de terrain et
il s’en est trouvé un à vendre, (459 m2), dans une rue parallèle à
la rue de la Prévoyance, la rue Carnot, contigu à celui de son père. Une porte a
été percée dans le mur mitoyen pour permettre de passer de l’un à l’autre. Le 7
juillet 1931, mon grand-père a fait une demande d’adduction d’eau à la commune
de Noisy-le-Grand, qui lui a été accordée le 16 juillet 1931. Le branchement
d’eau a coûté 544,55 francs de l’époque. Le compteur d’électricité a coûté
356,00 francs. Mon père avait 12 ans.
Aidé de son
père et de son frère Alfred, maçon lui aussi, mon grand-père André a construit
sa maison. C’était dur, car mon grand-père et mon grand-oncle avaient un autre
métier à plein temps. Mais cette maison, c’était le rêve de mon grand-père. Être
chez soi. Je pense, quand même, qu'il s’est tué au travail. La
maison a dû être terminée en 1932. Mon grand-père est mort en 1938.
La maison
était de dimensions beaucoup plus modestes que celle de mon arrière-grand-père
Léon : deux pièces carrées en bas (sous-sol semi-enterré), un escalier
extérieur avec un perron, au centre, sur le devant de la maison, et un escalier
intérieur qui menait aux deux pièces du premier étage (salle à manger et
chambre des parents). Un autre escalier, plus raide, conduisait aux chambres du
grenier.
J’ai bien
connu cette maison dans mon enfance, puisque ma tante Argentine, une fois mariée avec mon oncle Edouard, en 1937, y habitait encore
avec leurs trois garçons et ma grand-mère Henriette, devenue veuve. Pour moi,
c’était « la maison des cousins ».
Cette maison
a été le témoin de bien des bonheurs, mais aussi de bien des peines.
D’abord, il y a eu les années heureuses. Mon arrière-grand-mère Anna a gagné son pari et les jumeaux prématurés, qui avaient
l’air si fragiles, ont atteint tous les deux l’âge adulte, se sont mariés et
ont eu des enfants.
J’aimais
aller « chez les cousins », accueillie par leur chien Bari, qui aboyait et sautait de joie comme un fou à notre arrivée, pour jouer
avec eux dans le jardin aux cow-boys et aux Indiens, grimper dans l’abricotier
et autres jeux de garçons auxquels je n’étais pas habituée. C’est dans cette
maison qu’on se retrouvait pour le Nouvel An autour d’une grande table, trois
générations réunies. Mes cousins, excités par ma visite, faisaient un tas de
bêtises et étaient punis. Leur père les envoyait au coin et après la punition
il fallait revenir en disant :
- Pardon
Papa, je ne le ferai plus.
Et moi,
j’essayais de me faire punir comme eux, pour occuper le quatrième coin !
Mon oncle
Edouard, ma tante et ma grand-mère officiaient en cuisine. Je ne me souviens
pas de toutes les bonnes choses que nous avons mangées, sauf une : le pâté de lapin
en croûte. C’était la spécialité de ma grand-mère et il était délicieux !
Mais il y a
eu aussi des années difficiles : en 1938, la mort de mon grand-père André,
âgé de 42 ans seulement. Puis en 1940, la mort de mon arrière-grand-père Léon,
âgé de 69 ans. Mon arrière-grand-mère Anna a perdu son fils et son mari en
l’espace de deux ans.
Plus tard,
une autre tragédie s’est abattue sur la famille : en 1958, ma chère tante Argentine (qui était aussi ma marraine) est décédée d’une leucémie, âgée de 38 ans, en laissant
trois jeunes enfants.
Comme mon
arrière-grand-mère Anna, ma grand-mère Henriette a eu la douleur de perdre son
mari et son enfant, et mon père l’immense chagrin de perdre sa sœur jumelle. Il
ne s’en est jamais remis. Il a conservé jusqu’à la fin de sa vie une rancune
tenace contre la médecine et une haine profonde, viscérale, des médecins en
général, parce qu’ils n’avaient pas réussi à sauver la vie de sa sœur.
Pour moi,
cette maison est chargée de souvenirs. C’est la maison où mon père et sa sœur ont passé leur enfance, où mon oncle et ma tante, ont vécu de
nombreuses années avec leurs trois enfants et ma grand-mère.
Bien des
années plus tard, le 8 août 1980, c’est ma grand-mère qui est partie rejoindre
ses aïeux. La maison a dû être partagée entre les héritiers (mon père et mes
trois cousins). Une estimation pour la vente a été faite par une agence
immobilière. Le terrain était bien situé, proche du RER de Bry-sur-Marne, mais
la maison était en mauvais état et nécessitait beaucoup de réparations. Il
aurait fallu faire des travaux pour la mettre au goût du jour (il n’y avait pas
de salle de bain !).
Je
n’imaginais pas à quel point mon père était attaché à la maison de son enfance.
Il a racheté la part de sa sœur à ses neveux (mes trois cousins), et il est
devenu propriétaire de la maison en 1983, à 63 ans. Malheureusement, il n’a pas
fait, ni fait faire, les travaux d’entretien nécessaires pour la maison.
Il se
contentait d’y aller de temps en temps, tout seul, faire le jardin
(probablement en ressassant ses souvenirs). Comme il avait déjà son propre
jardin à entretenir au Perreux, mon père
ne pouvait pas aller très souvent à Noisy.
Dans le voisinage, on s’est aperçu que la
maison n’était pas habitée, et un jour elle a été squattée. En 1987, la police
est intervenue parce que les squatters avaient effectué un branchement
d’électricité illégal directement sur un poteau. Les voisins se sont plaints
aussi car le jardin était dans un état épouvantable à cause des squatteurs :
sale, plein d’objets et de détritus. Mon père, âgé de 68 ans, a demandé à la
police de faire évacuer les squatters, mais la police a refusé. Ce n’était pas
leur problème ! La mairie non plus. Les agences immobilières mettaient des
papillons dans la boîte aux lettres : « Plusieurs clients recherchent
un pavillon dans votre quartier. Si vous êtes vendeur de celui-ci,
contactez-moi le plus rapidement possible au numéro… Estimations sous 48
heures ». « Au cours de nos démarches, nous avons eu connaissance que
vous étiez propriétaire d’un bien sis 34, rue Carnot à Noisy le Grand. Nous
sommes à la recherche d’affaires pour nos clients. Au cas où vous seriez
vendeur, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous contacter. Nous
sommes à votre disposition, etc. »
A la suite
des plaintes des riverains, en avril 1997, mon père a été mis en demeure par la
mairie (direction des services techniques) d’entretenir sa propriété. Une
partie de la clôture avait été enlevée et le pavillon était squatté. Mon père
avait 77 ans, il allait sur 78. Il ne se décidait pas à vendre. Il a reçu un
rappel de la mairie le 12 mai, lui enjoignant de faire le nécessaire dans les
plus brefs délais. Mon père n’a rien fait.
Pourquoi
avait-il acheté cette maison, qui devait lui coûter cher (les impôts) ?
Peut-être pour moi, sa fille unique chérie. Mais j’habitais au Japon, à
l’époque, et je ne pensais pas revenir m’installer en France.
De plus, mon
père ne m’en avait rien dit. Je n’ai su que beaucoup plus tard qu’il avait
acheté cette maison.
Une dernière
lettre de la mairie était vraiment alarmante : « La présence de rats,
de détritus et le délabrement du pavillon provoquent pour le voisinage une
insécurité et une insalubrité. Dans l’état actuel de l’ensemble de la
propriété, il n’est pas envisageable que quelqu’un y habite. En effet, la
propriété doit être clôturée et la maison doit être complètement fermée et
murée. Dans le cas où ces nuisances viendraient à se poursuivre, je vous
informe qu’un procès-verbal sera adressé à Monsieur le Procureur de la
République. Je vous prie d’agréer… »
Finalement,
le 1er octobre 1997, mes parents se sont décidés à vendre. Ils
avaient beaucoup trop attendu. Quand mon père a enfin contacté les agences
immobilières, la maison ne valait plus rien. Finalement, une société a racheté
la propriété au prix du terrain et a fait raser la maison pour construire un
entrepôt. Telle est la triste fin de la maison de mon grand-père,
Magnifique histoire avec une fin plus triste :(
RépondreSupprimerMince, c'est carrément déprimant cette histoire... Enfin je sais bien que je suis très (trop) attachée aux choses et aux lieux, mais tout de même, c'est bien triste.
RépondreSupprimer